10 septembre 2011

Clinatec : le laboratoire de la contrainte

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Le but revendiqué, officiel, de Clinatec, est de « nous mettre des nanos dans la tête ». En

clair, des implants cérébraux. Pour être encore plus clair, le programme Clinatec travaille

depuis 2006 dans une quasi clandestinité à l’interface cerveau-machine, à l’intrusion du

pouvoir médical et politique dans notre for intérieur (espionnage, détection des intentions,

décryptage des sentiments, reconnaissance de la « pensée »). L’interface primate-machine

et, déjà, homme-machine, ouvre la porte, elle, au pilotage des rats, des macaques, des

hommes – bref, à la production de robots humains, de « cyborgs » si vous voulez,

« d’organismes cybernétiques ». Faut-il souligner les avantages de cette nouvelle catégorie

de population pour les entreprises, les gouvernements, les armées ? Demandez donc à la

direction d’Orange qui doit faire face à une vague de suicides parmi ses employés humains,

d’un modèle périmé.

Naturellement, Clinatec n’est pas le seul laboratoire de neurotechnologies dans le monde à

oeuvrer à la société de contrainte. Naturellement, les neurotechnologies ne sont pas les seules

à oeuvrer à la société de contrainte. Elles complètent par un pilotage fin, individualisé, le

pilotage de masse effectué par le système informatique et les puces RFID, de la « planète

intelligente » d’IBM.1 Voici comment.

Alors qu’est annoncée pour septembre 2011 l’inauguration à Grenoble de Clinatec, un centre de recherche

« unique au monde », nul ne peut, à quelques jours seulement de l’événement, donner de précisions quant

à sa date exacte et ses modalités. Exceptionnel, dans la bataille de communication que se livrent

d’ordinaire les équipes scientifiques « de pointe », pressées d’annoncer des « premières ». Au contraire

pour Clinatec, le plus grand secret est préservé depuis 2006, date de dépôt du nom (Clinatec®) au registre

des marques de l’Union européenne2. Les Grenoblois ignorent tout ou presque de cette clinique destinée ànous mettre « des nanos dans le cerveau »3, décidée, programmée, financée, réalisée en toute opacité.

C’est qu’il faut, confie en petit comité un responsable du centre, « éviter une inauguration avec CRS ».

Comprenez : avec manifestants.

Si les promoteurs de Clinatec admettent que leur projet mérite contestation, c’est qu’ils connaissent mieux

que quiconque les raisons de s’y opposer. Ils savent ce que The Economist relevait dès 2002 : « Le

clonage est un sujet de discussions acharnées, avec des propositions d’interdictions globales. Pourtant

quand il s’agit des neurosciences, aucun gouvernement ou traité ne fixe de limites (…). En fait les

neurotechnologies posent un risque plus grand – et également plus immédiat. »4 Ils ont lu l’avis du Comitéconsultatif national d’éthique : « De nouvelles perspectives sont ouvertes par les découvertes des

neurosciences qui peuvent affecter l’image même de l’homme, de l’idée qu’il se fait de sa place dans le

monde et de sa liberté »5 ; celui du Centre d’analyse stratégique : « Les neurosciences sont une discipline

scientifique en plein essor dont les potentielles utilisations hors des laboratoires soulèvent nombre de

réflexions éthiques. Deux questions se posent avec une acuité croissante : celle des possibilités offertes,

notamment par la psychopharmacologie, en termes d’amélioration des performances exécutives,

sensorielles et cognitives et celle de l’utilisation de l’imagerie cérébrale dans les domaines sanitaires,

judiciaires, militaires, économiques et sociaux »6 ; et celui du Groupement européen d’éthique : « Nous

sommes ainsi confrontés à des technologies capables à la fois de réparer et d’améliorer le corps, à la

1 Voir IBM et la société de contrainte, Pièces et main d’oeuvre, mai 2010

2 European Union trademark database, n°005562616, date de la demande d’enregistrement : 16/12/06

3 Grenoble & Moi, 25/01/07

4 The Economist, 25/05/02

5 Questionnements pour les états généraux de la bioéthique, 09/10/08

6 Note de veille mars 2009, le CAS est rattaché au Premier ministre

2

multiplication de technologies implantables qui pourraient modifier et étendre le concept des soins au

corps et annoncer l’avènement du «cyborg» – soit du corps post-humain. »7

Bref, les responsables qui s’apprêtent à inaugurer Clinatec en catimini savent – et feignent d’ignorer – leur

contribution à l’avènement de la société de contrainte, par la possession technologique de ce que nous

avons de plus intime : notre for intérieur.

ICe

vendredi 2 juin 2006, Grenoble est bouclée par la police. Tout groupe de deux personnes et plus est

contrôlé et fouillé dans ce qui est devenu un camp retranché quadrillé par plus de 400 CRS, gendarmes et

cogneurs de la Brigade anti-criminalité. Derrière les grilles et les gyrophares, le techno-gratin inaugure

Minatec, le « premier pôle européen de micro et nanotechnologies ». Michel Destot, maire PS et ancien

ingénieur du Commissariat à l’énergie atomique, déclare en tribune : « Faire croire que l’on imposerait un

« nanomonde » totalitaire à la population sans débat préalable relève non seulement de la manipulation

mensongère mais aussi d’une forme de paranoïa politique bien connue, qui s’appuie sur la théorie du

complot, la haine des élites, des élus, des responsables. »

Tandis que les journalistes de la France entière « couvrent » l’événement et recopient le même article

objectif sur « les nanotechnologies, avantages/inconvénients », une réunion se tient discrètement au CEA.

C’est Alim-Louis Benabid, neurochirurgien au CHU de Grenoble et précurseur de la stimulation cérébrale

profonde par implantation d’électrodes dans le cerveau, qui le révèle cinq ans plus tard dans une

publication interne, à quatre mois d’une autre inauguration, celle de Clinatec. « [Le nouveau bâtiment]

concrétisera le rêve débuté le 2 juin 2006 dans le bureau de Jean Therme en présence d’Alain Bugat,

alors administrateur général du CEA, et de Bernard Bigot alors haut-commissaire à l’énergie

atomique. »8 Bien sûr, estimer à ce stade de notre enquête qu’une telle décision « sans débat préalable »,

ressemble à un complot – « projet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un ou contreune institution »,

selon le dictionnaire – relèverait d’une forme de paranoïa politique bien connue.

Attendons d’en savoir plus sur les projets des neurotechnologies pour vérifier cette définition.

Six mois après la réunion fondatrice, le 15 janvier 2007, Jean Therme présente ses voeux à la presse et

dévoile le projet Clinatec, selon la fausse ingénue envoyée par le Daubé. En six mois, Therme et Benabid

ont sans doute réuni leurs habituels complices du techno-gratin – élus, responsables, « élites », comme dit

Destot – monté des dossiers pour traire les fonds nationaux et/ou européens selon la coutume locale,

déposé la marque Clinatec® et affiné leur plan de com’. Le résultat figure, selon un scénario immuable,

dans le Daubé du 16 janvier 2007 : « A Grenoble, lorsque les nanotechnologies se mettent au service de la

médecine, cela donne naissance à Clinatec, une nouvelle structure adaptée aux besoins d’innovation en

nanomédecine. Créée à l’initiative du professeur Alim-Louis Benabid (…) cette clinique expérimentale

permettra de créer et de développer des solutions pour combattre les maladies neurodégénératives. (…)

« Les expériences auront lieu à raison d’une opération par mois, il s’agira d’un centre de recherche et non

pas d’un hôpital dont l’activité serait suivie par un comité d’éthique », a précisé le directeur du CEA en

ajoutant « l’objectif est de rassembler technologues, cliniciens et industriels dans un même lieu, au CEAMinatec »

».9 Au passage, le Daubé nous informe que le CEA travaille « en étroite collaboration avec

l’équipe du professeur Benabid depuis maintenant quatre ans ».10

Chers lecteurs, vous venez d’assister en direct à des scènes de la vie du « laboratoire grenoblois ». C’est

ainsi que, depuis des décennies, s’élabore la technopole. C’est ainsi que, depuis Aristide Bergès et Louis

Néel, les technarques « révolutionnent » nos vies, nos villes, le monde, et bientôt nos cerveaux.

***

7 Aspects éthiques des implants TIC dans le corps humain, 16/03/05

8 Le mensuel, journal interne du CEA, n°150, mai 2011

9 Le Daubé, 16/01/07

10 Idem

3

Revenons à Clinatec. Des opérations chirurgicales expérimentales « au CEA-Minatec » ? Qu’on ne

s’étonne pas de trouver le Commissariat à l’énergie atomique en première ligne des travaux en

neurosciences. Il y a longtemps que ses ingénieurs s’intéressent à nos cerveaux, notamment via l’imagerie

biomédicale. « Au cours de ces dernières années, relève le Daubé, les neurosciences ont pris sur Grenoble

un essor considérable, tant au sein de l’université Joseph-Fourier (sciences, technologies et santé), qu’au

centre hospitalier universitaire et au Commissariat à l’énergie atomique. »11 Précisément, c’est le Léti – le

laboratoire d’électronique et de technologies de l’information – qui pilote au CEA-Grenoble la Recherche

& Développement en neurotechnologies. Ainsi peut-on lire sur son site :

« Depuis son lancement en 2006 par le Léti, le Centre Hospitalier Universitaire de Grenoble, INSERM et

l’Université Joseph-Fourier, Clinatec a rassemblé des équipes multidisciplinaires de praticiens médicaux,

de biologistes et d’ingénieurs. Ces équipes étudieront des systèmes de diagnostic et de traitement

innovants, de la preuve de concept aux essais de faisabilité, notamment des neuroprothèses pour le

traitement de handicaps moteurs ou sensoriels, ou le développement de systèmes de neurostimulation

originaux pour traiter la maladie de Parkinson et certains symptômes de la maladie d’Alzheimer. La

nouvelle installation, qui sera achevée en 2011, comprendra un secteur médico-chirurgical avec une salle

d’opération et des chambres d’hébergement pour les patients participant aux essais cliniques.

En 2009, Clinatec a acheté un magnétoencéphalographe (MEG), un système de très haute sensibilité qui

permet de cartographier en 3D le cerveau en mesurant les champs magnétiques très faibles créés par

l’activité cérébrale. La MEG, qui a été installée en mai 2010, a de nombreuses applications, tant au plan

du diagnostic au cours d’essais cliniques, (par exemple pour localiser la partie du cerveau où naissent les

crises d’épilepsie), ou dans des programmes de recherche (par exemple comprendre les mécanismes de la

stimulation cérébrale profonde utilisée dans le traitement de la maladie de Parkinson ou localiser le site

optimal d’implantation des neuroprothèses. (…)

En plus de sa nouvelle machine MEG, Clinatec a acheté un système d’IRM intra-opératoire en 2009.

L’IRM offre des capacités multifonctionnelles de pointe. Il servira entre autres à soutenir les études

cliniques sur la stimulation du cerveau profond et l’interface cerveau-ordinateur à la base des

neuroprothèses. »12

On commence à comprendre. Si le bâtiment ouvre bien ses portes en septembre 2011 – ainsi qu’en atteste

l’avancée du chantier rue Félix Esclangon – la structure Clinatec, elle, est opérationnelle depuis cinq ans,

sous la direction d’Alim-Louis Benabid. (Ah ! dernière minute. Un document de 2010, signé du directeur

du CHU de Grenoble13, nous apprend incidemment et en anglais que le neurochirurgien François Berger,

disciple de Benabid, responsable de l’équipe « Nanoneurosciences fondamentales et appliquées » de

Grenoble Institut des Neurosciences, serait le directeur de Clinatec depuis 2010. De son côté, le journal

interne du CEA présente François Berger comme « le directeur général et exécutif de Clinatec » depuis

avril 2011 : « Il animera le directoire, structure où la stratégie de Clinatec est élaborée ».14)

Depuis cinq ans, Clinatec constitue des équipes, touche des subventions (20 millions d’euros dans le cadre

du contrat de plan Etat-Région 2007-2013), achète du matériel, développe des projets, expérimente des

dispositifs neuronaux implantés, en toute discrétion. La Ville de Grenoble finance le projet à hauteur de

2,2 millions d’euros, pourtant le maire Michel Destot n’a pas jugé utile d’en informer le conseil municipal

– encore moins de soumettre cette subvention à son approbation. Cela n’a aucun rapport avec le fait que

Benabid ait figuré pour les municipales de 2008 sur la liste de Destot, ou qu’il ait présidé pour les

législatives de 2007 le comité de soutien de Geneviève Fioraso, adjointe de Destot et présidente de la

Société d’économie mixte Minatec. Ce n’est pas parce qu’on est intimes au sein du techno-gratin qu’on

arrange les affaires publiques en privé.

Bref, que sait-on de Clinatec, cinq ans après ?

Le bâtiment de 5000 m2 est voisin de Minatec et de NanoBio, sur le polygone scientifique de Grenoble en

cours de mutation pour devenir « Giant », le futur campus-centre ville de la technopole. Il accueillera,

selon Beterem Ingénierie15 qui participe à sa conception, cinq secteurs fonctionnels distincts : un secteur

11 Le Daubé, 12/12/05

12 http://www.leti.fr/fr/Decouvrez-le-Leti/Les-plateformes-d-innovation2/Clinatec

13 Dossier de candidature auprès de l’Agence nationale de la recherche pour la création d’un Institut hospitalouniversitaire

dédié à la « Micro-nano médecine technologiquement ciblée » (MinaMed). Candidature qui a échoué.

14 Le mensuel, journal interne du CEA, n°150, mai 2011

15 Groupe TPF, rapport d’activité 2009

4

accueil-communication, un secteur de bureaux, un secteur de laboratoires, un secteur préclinique – avec

son animalerie de rongeurs, mini-cochons et « primates non humains » – et un secteur « sujet-patient ». Ce

dernier comprend « un bloc opératoire du futur et six chambres », si l’on en croit une petite annonce de

recrutement d’un ingénieur (exigeant « sens aigü des responsabilités et enthousiasme expérimental »)16. Ils’agit

naturellement d’un bâtiment écologique type « Haute qualité environnementale » (HQE), répondant

à la norme BBC – Bâtiment basse consommation – équipé, on l’a vu, d’importants moyens d’imagerie

médicale et de chirurgie guidée par l’image (neuronavigation). Une trentaine de personnes travaillent déjà

à Clinatec, une cinquantaine est prévue à l’ouverture – dont du personnel du CHU délocalisé – et 100 à

150 à terme. Le centre est présenté comme un « hôtel à projets » offrant un « plateau technique » à la

disposition des chercheurs, biologistes et cliniciens, et destiné à accueillir des équipes de recherche

extérieures, étrangères notamment.

Un dossier de presse de juin 2009 précise les axes de recherche de Clinatec : la neurostimulation,

l’administration localisée de médicaments et la suppléance fonctionnelle, lesquels « ont un dénominateurcommun : le développement de dispositifs médicaux implantables minimalement invasifs. » Pour ce qui

concerne les neurotechnologies, il s’agit d’une part d’améliorer la technique de stimulation cérébrale

profonde en miniaturisant les électrodes implantées dans le crâne (destinées à corriger les symptômes de

maladies neurologiques et de désordres psychiques) ; d’autre part de créer les neuroprothèses qui serviront

d’interface cerveau-machine, pour faire fonctionner un oeil et une oreille électroniques, ou un exosquelette

motorisé commandé « par la pensée ». Bref, Clinatec entend « développer des solutions thérapeutiques et

diagnostiques innovantes plus ciblées et plus efficaces grâce à des dispositifs issues (sic) des micro etnanotechnologies. »

Avec les garanties éthiques indispensables pour rassurer le simple citoyen et les

Verts : seront consultés le Comité de protection des personnes (CPP), sorte de comité d’éthique pour la

recherche biomédicale, le comité d’éthique de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de

santé – l’Afssaps, dont le scandale du Médiator (500 à 2000 morts) a nettement amélioré la notoriété

publique en 2011 – et un mystérieux « ComEth », comité d’éthique « grenoblois »17.

Impeccable vitrine, non ? Comme dit le Daubé, qui n’en finit plus de cirer les mocassins de Therme etBenabid,

« le concept ressemble à un rêve ».18 Mais alors, pourquoi craindre des manifestants pourl’inauguration d’un rêve ? Pourquoi Jean Therme s’énerve-t-il : « Il ne s’agit pas de mener des

expérimentations sur le corps humain ni de gagner de l’argent ! L’objectif est de soigner, et l’on ne fera

pas autre chose que de classiques essais cliniques avec les mêmes contraintes et les mêmes contrôles

qu’en milieu hospitalier » ? La routine, en somme, mais protégée par le secret et la propriété industriels.

Voilà qui rappelle les dénégations des bricoleurs d’OGM, se réclamant de la tradition agricole

d’hybridation tout en déposant des brevets pour leurs innovations.

Prenons Jean Therme au sérieux, informons François Berger, Alim-Louis Benabid et leurs partenaires

industriels, Medtronic, Roche Diagnostics, Beckton Dickinson entre autres, qu’ils ne sont pas à Clinatec

pour « gagner de l’argent ». D’ailleurs, il est faux de prétendre que le slogan du CEA-Léti, co-fondateur

de Clinatec, serait « L’innovation au service de l’industrie ». Terminé le brevetage à tout-va et les

partenariats public-privé que nous vantait le Daubé en 2007 : « Cette coopération avec les industriels

influence aussi la pratique des chercheurs (…) qui n’hésitent plus à breveter avant de publier. En effet,

« rien ne sert de contacter un industriel si on ne possède pas la propriété intellectuelle du dispositif, car il

n’investira pas », conclut François Berger. »19 Finies les déclarations à l’Office parlementaire d’évaluation

des choix scientifiques et techniques sur le thème : « Nous devons travailler avec des industriels, nousdéposons des brevets et il n’y a pas de problème éthique en la matière. »20

Compris, professeur Berger ?

Vous aussi, professeur Benabid, oubliez les collaborations avec l’industrie. Exigeons de la presse

américaine qu’elle cesse le récit de votre success story avec Activa©, le kit de stimulation neurologique

profonde commercialisé par Medtronic après que vous eûtes convaincu cette entreprise du Minnesota du

potentiel de votre trouvaille21. On n’est pas là pour faire des affaires.

16 Annonce du 29/09/09

17 Le mensuel, journal interne du CEA, n°150, mai 2011

18 Le Daubé, 10/12/10

19 Le Daubé 16/01/07

20 Audition devant l’OPECST, 7 novembre 2006

21 Cf US News 21/02/99

5

Jean Therme ne ment jamais, Jean Therme ne prend pas les techno-rats du laboratoire grenoblois pour des

imbéciles non plus quand il nie « les expérimentations sur le corps humain ». Aussi ne faut-il pas croire

Jean Dubeaupuis, le patron du CHU de Grenoble, lorsqu’il prétend que « la collaboration avec le CEApour la création du centre de recherche CLINATEC

(…) permettra de développer un modèle inéditd’inclusion de patients dans des phases expérimentales au plus près des recherches d’amont. »22 Sans

doute François Berger doit-il à un moment d’égarement cette information lâchée à la Ligue contre le

cancer : « Nous mènerons des essais sur des patients dont les pathologies résistent à tout et qui sont

informés, qui valident un document écrit (…) Nous avons deux thésards en psycho dans le labo pour gérer

ça. »23

Voilà pour les annonces officielles et les détails glanés à force d’épluchage documentaire : dissimulations,

mensonges et manipulations. Maintenant, ce que les promoteurs de Clinatec ne disent jamais.

IIC’est

au cerveau d’Alim-Louis Benabid que l’on doit Clinatec. Constatant la déferlante des nanobiotechnologies

au CEA, le neurochirurgien a compris le parti à en tirer pour sa spécialité : la stimulation

cérébrale profonde, c’est-à-dire l’implantation d’électrodes dans certaines zones du crâne pour y envoyer

du courant électrique de haute fréquence – via un stimulateur placé sous la peau, près de la clavicule. À

Clinatec, les équipes de recherche en neurotechnologies poursuivent et élargissent ses travaux. Lesquels,

nul lecteur de la presse locale et nationale ne peut l’ignorer, ont « révolutionné » le traitement de la

maladie de Parkinson à la fin des années 1980 : les symptômes de celle-ci se trouvent, dans certains cas,

corrigés par l’influx électrique envoyé dans la zone subthalamique.

En réalité, Alim-Louis Benabid n’est pas l’inventeur de cette technique, contrairement à ce que laisse

croire son abondant dossier de presse. Le Grenoblois a remis au goût du jour les expériences menées

trente ans plus tôt par le physiologiste hispano-américain José Delgado. Puisqu’il ne le fait pas lui-même,

rendons hommage au prédécesseur de Benabid.

À l’université de Yale, dès 1950, Delgado teste la « stimulation électrique du cerveau » chez l’animal et

l’homme. D’abord avec des électrodes reliées à l’extérieur par des fils électriques, puis avec un appareil

de son invention, le « stimoceiver », à la fois stimulateur cérébral et récepteur d’ondes, capable d’envoyer

des impulsions au cerveau par commande radio. La plus fameuse prouesse de Delgado est l’arrêt d’un

taureau en pleine charge par un signal radio. On sait moins qu’il manipulait couramment le comportement

de singes. « Sous l’influence de la stimulation électrique, les animaux se comportent comme des jouets

électriques, » écrit la journaliste du New York Times qui visite le labo de Delgado en 1970, décrivant dessinges et des chats « télécommandés ».

24 Des expériences qui sont depuis poursuivies, notamment au

Downstate Medical Center de New York, où John K. Chapin pilote à distance des roborats équipés

d’électrodes cérébrales.25

Delgado s’amuse aussi avec les humains, se plaisant à raconter le cas d’une patiente jouant tranquillement

de la guitare, quand une impulsion de son « stimoceiver » l’enrage au point de briser son instrument contre

un mur, ou celui d’une autre patiente, que la stimulation rend amoureuse de son thérapeute – le temps de

la séance -, ou encore celui d’un patient dont le poing se ferme automatiquement, sans possibilité de le

rouvrir. « Je crois, docteur, que votre électricité est plus forte que ma volonté », dit-il à son médecin ravi.

Delgado assure créer des hallucinations, comme l’audition d’un morceau de musique complet, ou la

sensation de déjà-vu. Et de conclure que ses travaux « amènent à la conclusion déplaisante que les

mouvements, les émotions, et l’humeur, peuvent être contrôlés par des signaux électriques et que les

22 Document de présentation de l’IHU « MinaMed ». Voir note 10.

23 Réunion publique « Nanomédecine et cancer », organisée par la Ligue contre le cancer de Voiron (38), le

29/04/11.

24 New York Times, 15/11/70

25 Cf Aujourd’hui le nanomonde. Nanotechnologies : un projet de société totalitaire, Pièces et main d’oeuvre

(éditions L’Echappée, 2008)

6

humains peuvent être contrôlés comme des robots en appuyant sur des boutons ». Ce qui, en vérité, ne lui

déplait pas du tout.

Dès 1970, le physiologiste américain envisage de traiter la maladie de Parkinson par une sorte de

« pacemaker cérébral ». Ce que fera Benabid. À la différence de celui-ci, Delgado annonce la couleur : ce

stimulateur permettra aussi, selon lui, de traiter l’anxiété, la peur, les obsessions, les comportements

violents.26 Ayant testé – avec succès – la stimulation électrique des amygdales pour diminuer l’agressivitéd’un singe, il conclut : « certaines formes indésirables de l’activité cérébrale – par exemple liées à des

comportements agressifs ou antisociaux – pourraient être reconnues par l’ordinateur avant même

d’atteindre la conscience pour déclencher la pacification du sujet. » Telle est la « sociétépsychocivilisée » que Delgado appelle de ses voeux.

27 On comprend que ses travaux soient co-financés parle Pentagone (l’Office de recherches navales). Devant le Congrès américain, il déclare : « Nous avons

besoin d’un programme de psychochirurgie pour le contrôle politique de notre société. Le but est le

contrôle physique de l’esprit. Chacun qui dévie de la norme donnée peut être chirurgicalement mutilé.

L’individu peut penser que la réalité la plus importante est sa propre existence, mais c’est seulement son

point de vue personnel. Même si cette attitude libérale est très séduisante, ceci manque de perspective

historique. L’homme n’a pas le droit de développer sa propre façon de penser. Nous devons contrôler le

cerveau électriquement. Un jour, les armées et les généraux seront contrôlés par stimulation électrique du

cerveau. »28 Au moins Delgado assume-t-il ses convictions totalitaires – au point d’accepter l’invitation du

régime franquiste à revenir travailler en Espagne en 1974, après avoir combattu auprès des Républicains

durant la guerre civile.

Ingrats, Benabid, Berger et leurs collègues de Clinatec ne mentionnent jamais les travaux précurseurs de

Delgado. Sans doute son franc-parler bouscule-t-il ces discrets montagnards.

Pourtant, le neurostimulateur mis au point par Benabid et commercialisé par Medtronic, la boîte

américaine qui valorise son invention depuis le début (surnommée « le Microsoft des implants médicaux »à Wall Street29), aurait réjoui le chercheur américain. Sa version récente, de taille réduite, équipée de

batteries sans fil rechargeables à travers la peau par induction (comme les brosses à dents électriques),

offre des avantages incomparables avec ses quatre programmes prédéfinis. « Les patients chez lesquels la

stimulation permet une amélioration de la mobilité mais limite également la faculté de la parole peuvent

passer, selon la situation, d’un programme « mettant l’accent sur le langage » (par exemple téléphoner,

discuter) à un programme « mettant l’accent sur le mouvement » (par exemple marcher, écrire). »30 Un peu

d’entraînement suffit à ne pas s’emmêler dans les fonctions et à éviter toute mauvaise surprise dans son

auto-programmation.

***

Après le Parkinson, et l’implantation de quelques dizaines de milliers de malades dans le monde selon la

méthode de Benabid, sont rapidement apparues d’autres applications, dans la lignée des pistes évoquées

par Delgado. Notamment les TOC – troubles obsessionnels compulsifs – pour lesquels une quinzaine de

personnes ont été implantées à Grenoble depuis 2005.

Le catalogue des indications de la neurostimulation par électrodes s’étoffe avec les années et les reculs

successifs – prévisibles – des comités d’éthique, ces chambres d’enregistrement des avancées

technologiques. Ainsi en 2002 le comité consultatif national d’éthique (CCNE) écrivait-il, dans un avis sur

la neurochirurgie rendu sur saisine de Benabid soi-même : « Une ouverture des indications [NDA : de lastimulation cérébrale profonde] peut-elle exclure les dérives ? L’histoire dans ce domaine est sévère et

inquiétante. Elle justifie que les indications soient particulièrement réduites, dans un premier temps, aux

troubles obsessionnels compulsifs. »

Pourquoi Benabid avait-il sollicité l’avis du CCNE ? Parce que, nous apprend François Berger, « (…)

devant l’utilisation de la neurostimulation dans les pathologies psychiatriques, dans certains laboratoires,

(…) il existait un risque qu’on puisse déclarer que la neurostimulation était utilisée pour modifier la

26 New York Times, 15/11/70

27 Physical control of the mind : toward a psychocivilized society, J. Delgado, 1969

28 Jose Delgado, Procès verbal des séances du Congrès américain, numéro 26, vol. 118, le 24 février 1974.

29 CNN Money, 25/10/99

30 Parkinson, journal de l’association Parkinson Suisse, n°94, 2009

7

pensée et le comportement. Face à des expérimentations plus ou moins cachées menées dans le monde, le

professeur Benabid a soumis le problème au Comité consultatif national d’éthique. »31 Le risque, on l’a

compris, résidant moins dans la possibilité de manipuler la pensée et le comportement que dans la

mauvaise publicité que celle-ci ferait à la neurostimulation.

Comme dit le comité d’éthique, son avis vaut dans un premier temps. Dans un deuxième temps – en 2008

– la presse nous informe que « d’autres indications sont d’ores et déjà très sérieusement à l’étude, enFrance ou à l’étranger »

32. Et Benabid, apparemment soulagé de ses problèmes de conscience, d’annoncersans craindre d’offenser les éthiciens officiels : « De nouvelles applications sont en outre à l’étude pour la

migraine, l’épilepsie, les troubles mentaux, les fameux TOC, le syndrome de la Tourette, l’obésité,

l’anorexie ou diverses addictions. ».33 On voit que la neurochirurgie confère d’utiles talents de

manipulation à ceux qui la pratiquent.

Selon la confidence d’un cadre de Medtronic, le marché le plus prometteur pour les années qui viennent

est la dépression. Analyse pertinente, puisque le moral des populations suit une courbe inverse de celle du

progrès-qui-améliore-nos-vies. Ce sont les patrons de France Telecom/Orange et des boîtes qui optimisent

leurs ressources humaines qui se réjouissent. Avec les implants cérébraux, finies les vagues de suicides au

travail.

À condition toutefois d’admettre quelques déconvenues. Le prestataire ne peut être tenu pour responsable

des effets indésirables de son intervention. « Un malade de Parkinson, après traitement réussi par

stimulation cérébrale profonde, devint euphorique avec des comportements maniaques à un degré

problématique. Sa maladie de Parkinson était significativement soulagée, mais en plus il débuta une

liaison avec une femme mariée, acheta plusieurs maisons et voitures – avec de l’argent qu’il ne possédait

pas – et finit avec des problèmes judiciaires et financiers. Quand sa stimulation cérébrale était en marche,

il était complètement inconscient de son comportement maniaque. Mais quand elle était éteinte, il en

prenait conscience et montrait des regrets. À la lumière d’un tel cas, surgit la question du mauvais usage

des technologies par des acteurs puissants pour contrôler les gens. »34

« Des acteurs puissants » ? Sans doute le Parlement européen qui écrit ces lignes ne veut-il pas parler du

comitatus, l’appareil de terreur du pouvoir35 – policiers, gendarmes, services secrets, etc – à qui de tels

outils garantiraient un pilotage global de la société-fourmilière. Jamais nos démocraties n’useraient de la

contrainte pour « contrôler les gens ». Tout juste la France s’est-elle dotée, le 5 juillet 2011, d’une loi

« relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et à leurs

modalités de prise en charge » qui instaure la possibilité de « soins sans consentement » à domicile. Une

contrainte à distance alliant géolocalisation et psychopharmacopée, qu’un dispositif implantable

commandé par radio optimiserait sans conteste. Chacun sait qu’on teste les dispositifs de contrainte sur les

plus faibles – malades, vieux, enfants, prisonniers – au prétexte de leur sécurité ou de leur santé, avant

d’étendre leur usage au reste de la population. Sans compter qu’il faudra bien traiter les malades atteints

de cette « forme de paranoïa politique bien connue » qui inquiète tant Michel Destot.Bref, la technique de Benabid devient, selon ses propres termes, « un outil polyvalent »36, de plus en plus

utilisé pour la modification des comportements. Au point que le terme « psychochirurgie », qui rappelle

cette bonne vieille lobotomie, refait surface dans les discours sans émouvoir grand monde. C’est ainsi

qu’un beau jour, vous vous réveillez dans un monde de cyborgs, n’ayant jamais vu les glissements

s’opérer par paliers successifs. Puisque vous avez accepté le pacemaker, pourquoi refuser le stimulateur

cérébral ? Puisque vous avez admis la stimulation pour soigner votre dépression, pourquoi la refuser pour

éradiquer les sentiments négatifs ?

***

31 Audition devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologies (OPECST), 7/11/06

32 Le Monde, 7-8/12/08

33 Le Daubé, 4/12/08

34 Etude « Human enhancement », parlement européen, mai 2009. Traduit par nos soins.

35 Cf Terreur et possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique. Pièces et main d’oeuvre

(L’Echappée, 2008)

36 Le Daubé, 8/04/09

8

N’arrêtons pas le progrès. Après les électrodes, Delgado s’intéresse, en Espagne, à la stimulation

électromagnétique, moins invasive. Aujourd’hui améliorée et baptisée stimulation magnétique

transcrânienne, la technique consiste à envoyer des impulsions électromagnétiques ciblées vers les lobes

cérébraux. Prenez un individu lambda, placez-le sous ce casque équipé d’électro-aimants. Quelques

inductions modifient temporairement l’activité électrique du cortex. Votre cobaye devient, selon les zones

concernées, super doué ou complètement stupide, comme le prouvent les expériences menées en Australie

par Allan Snyder, à Oxford par J. Devlin, au Canada par Michael Persinger. Ce dernier, qui produit aussi

des faux souvenirs chez ses cobayes, évoque la possibilité de contrôler à distance tous les cerveaux37.

Parmi la pléiade de références à des travaux plus ou moins secrets des Etats-Unis et de la Russie sur des

armes de type psychotroniques, relevons cette étude prospective publiée par l’US Air Force en 1996 : « On

peut envisager le développement de sources d’énergie électromagnétique, dont le débit peut être pulsé,

façonné, et concentré, et qui peut se coupler au corps humain de manière à empêcher les mouvements

musculaires volontaires, à contrôler les émotions (et donc les actions), à produire le sommeil, à

transmettre des suggestions, à interférer avec la mémoire à court terme et à long terme, à produire un

ensemble d’expériences, et à supprimer un ensemble d’expériences. »38

Personnellement, vous trouveriez immoral et inhumain de contrôler les émotions ou d’effacer les souvenirs

de vos proches. Rassurez-vous : l’armée et la police n’ont guère l’intention de partager avec vous ces outils

de contrainte ultimes.

Les nanotechnologies promettent bien sûr des avancées considérables dans l’ingénierie cérébrale. Avec la

miniaturisation des composants « (…) le procédé devient désormais plus intelligent et moins invasif, ce

qui nous permet d’accéder à des zones du cerveau autrefois interdites », résume François Berger.39 Il veutdire

techniquement interdites, bien sûr. Il y a aussi cette histoire d’inhalation de nanoparticules depsychotropes qui permettrait de modifier le comportement humain. Vous n’étiez pas au courant ? C’est le

ministère français de la recherche qui a lâché le morceau en 2004 et 2005, en réponse aux questions de

deux députés sur les « psychotechnologies ». On donnerait cher pour savoir pourquoi Claude Goasguen

(UMP) et André Santini (Centre) avaient interrogé le ministre en ces termes : « Les psychotechnologiespeuvent donc faire l’objet de recherche et de développement, tant militaires que civils, pour être utilisées

comme armes non-létales. Les manipulations de l’homme qui autrefois relevaient de la littérature de

science-fiction s’avèrent aujourd’hui scientifiquement réalisables. Le progrès, dans les domaines de la

science, nous oblige donc à redéfinir l’éthique et la morale. (…) C’est pourquoi [le député] souhaite savoir

quelles sont les mesures envisagées par le Gouvernement pour garantir le strict contrôle des

psychotechnologies. »40 Dommage que les députés ne se pressent guère pour partager leurs informations.

Le génie génétique, on s’en doute, n’est pas en reste dans la possession de notre for intérieur. Imaginez

que vous puissiez inhiber l’expression d’un gène impliqué dans la réception de la dopamine. Ce

neurotransmetteur, ont découvert les chercheurs, joue un rôle dans le lien que nous faisons entre la

réalisation d’une tâche et le bénéfice que nous en escomptons. Ne demandez pas pourquoi les scientifiques

cherchent ce genre de choses. L’important est la conclusion qu’ils en tirent : les singes qu’ils ont ainsi

modifiés, au National Institute for Mental Health, abandonnent leur habituelle procrastination pour se

mettre au travail de façon désintéressée et accomplissent les missions qu’on leur confie avec une ardeur

sans pareille, même sans punition.41 « Au fond, cela ne leur fait rien, aux Epsilons, d’être des Epsilons ».

Mais la trouvaille qui fait le plus rêver les neurologues vient de Stanford, du laboratoire de bio-ingénierie

de Karl Deisseroth. La technique de ce bidouilleur couple la manipulation génétique – il introduit dans les

neurones ciblés un gène codant pour une protéine photosensible – et une fibre optique implantée dans le

crâne. On appelle ça l’optogénétique. Dès qu’on allume la fibre optique, la protéine excite l’activité

électrique des neurones. Comme un interrupteur. Démonstration avec une souris stressée. Allumez : la

37 Sur la possibilité de contrôle à distance de tous les cerveaux humains par l’induction électromagnétique

d’algorithmes fondamentaux, M.A Persinger, in Perceptual and Motor Skills, juin 1995

38 US Air Force, « New wolrd vistas : Air and space power for the 21st century », 1996

39 Les Echos, 30/01/06

40 http://questions.assemblee-nationale.fr

41 Monkeys turned into workaholics with brain gene suppression (Richmond, Zheng Liu, Edward Ginns), in

Proceedings of the National Academy of Sciences 17/08/04

9

souris se détend. Éteignez : angoisse. Allumez, etc. On peut aussi téléguider le rongeur. Droite-gauche.

« Depuis sa découverte, Karl Deisseroth et son équipe (…) ont identifié d’autres classes de protéines

photosensibles qui répondent chacune à différents influx lumineux pour provoquer ou stopper une activité

cérébrale spécifique. « On disposera bientôt d’une gamme complète pour étudier et agir très précisément

en n’importe quel point du cerveau », pronostique-t-il. Motricité, respiration, émotions, sommeil, mémoire,

dépression, anxiété… Le contrôle sera total. »42

Pas de doute, la science avance, d’autant plus aisément qu’elle a face à elle un électro-encéphalogramme

plat. Pas une réaction à ces nouvelles de la tyrannie technologique. Comme des lapins pris dans les phares,

tous, militants, journalistes, citoyens lambda, soumis au monstre techno-scientifique et à son chantage au

progrès sans merci. On ne peut tout de même pas s’opposer aux avancées de la médecine, couinent les

mieux informés.

Justement, parlons-en.

III

Nul besoin de doctorat en chirurgie pour comprendre l’action de la stimulation cérébrale profonde. Celleci,

en modifiant les échanges électriques de zones précises du cerveau, corrige les symptômes, et non la

pathologie. Autrement dit, comme le reconnaît Benabid lui-même, les électrodes ne soignent pas.

Appliquées aux souffrances psychiques, elles ne sont que la version high tech de l’électrochoc. Peu

importe la cause de la dépression, de l’addiction, du désordre alimentaire, des TOC : envoyez la bonne

fréquence et n’en parlons plus. De quoi réjouir les adeptes du réductionnisme neurobiologique mais guère

les psychiatres qui, dès la parution de l’avis du CCNE, avaient mis en garde « Contre la réification del’humain » : « Ne considérer que le symptôme, et non pas le malade et sa maladie dans son ensemble,

peut, si l’on n’y prend garde, conduire à justifier n’importe quelle technique de soins, sans plus tenir

compte de l’intérêt du sujet pris dans sa globalité. (…) Plus grave encore, au-delà de la seule psychiatrie,

en affirmant ainsi le primat de l’homme-machine sur tout autre conception, une telle réduction est

délétère sur la médecine tout entière : elle assigne du même coup à l’art médical la seule ambition de

« normaliser » les comportements humains, disqualifiant ainsi tout autre perspective, et ouvrant les portes

aux pires dérives que ce soit (…). »43

Contrairement à ce que tentent de faire croire les chercheurs – avec succès souvent -, leurs travaux ne sont

pas neutres. La manière dont les scientifiques grenoblois vantent les mérites des neurotechnologies trahit

non seulement leur incurable technomanie – une addiction qui fait d’eux des techniciens plus que des

médecins – mais aussi leur adhésion à l’idéologie réductionniste, majoritaire dans le champ des

neurosciences. C’est elle qui transpire des déclarations délirantes d’un Claude Feuerstein, directeur de

Grenoble Institut des Neurosciences et partenaire de Clinatec, impatient de pouvoir, grâce aux progrès de

l’imagerie, « aborder par des approches biologiques des fonctions comme la pensée, l’intellect ou lesémotions. »

44 Certes, une approche biologique des émotions serait le meilleur moyen de se débarrasser de

cette encombrante « fonction », et l’on ne doute pas que Feuerstein s’en trouverait soulagé. Rien de plus

désagréable qu’une bouffée de mauvaise conscience quand on ne fait que son travail au service de la

Recherche & Développement.

Tout est gène, tout est neurone, tout est biologique, répètent les neurologues avec les généticiens. Y

compris l’inconscient, ose même Bernard Bioulac, l’homologue bordelais de Feuerstein.45 On sait depuisFrancis Crick, le co-découvreur de l’ADN, que « [n]os joies et [n]os peines, [n]os souvenirs et [n]os

ambitions, [n]otre sentiment d’identité et [n]otre libre-arbitre ne sont en fait rien d’autre que le

comportement d’une immense assemblée de cellules nerveuses et de molécules qui leur sont associées »,

bref, que nous ne sommes « qu’un paquet de neurones ».46 Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste auteur

42 Les Echos, 06/06/11

43 Pétition de psychiatres « Contre la réification de l’humain » : http://www.psy-desir.com/textes/spip.php?article183

44 Le Daubé 12/12/05

45 Le journal du CNRS, juillet-août 2007

46 The Astonishing Hypothesis : The Scientific Search for Soul, Francis Crick (1994)

10

de L’Homme neuronal – et, tiens ? président du Conseil consultatif national d’éthique de 1992 à 1998 –

nous a expliqué que l’esprit était une notion obsolète puisque « le clivage entre activités mentales etactivités neuronales ne se justifie pas »

.47 Selon ces ingénieurs du cerveau, la pensée se résume à des

échanges chimiques et électriques, bientôt « visibles » grâce aux nouvelles techniques d’imagerie

cérébrale, assure Denis Le Bihan, chercheur au CEA, qui évoque la « visualisation des réseaux neuronaux

impliqués dans la « pensée » ou la sous-tendant ».48

Comme l’indiquent ces exemples, le réductionnisme scientifique prétend que des phénomènes d’un certain

niveau de complexité peuvent s’expliquer par des phénomènes d’un niveau de complexité inférieure.

Ainsi des phénomènes biologiques, expliqués par des phénomènes chimiques. Ou des manifestations

psychologiques expliquées par des phénomènes biologiques. Exemple : l’Inserm suggérant que les

« troubles de conduite » des enfants seraient dus à des facteurs génétiques et des prédispositions cérébrales

qu’il convient de dépister dès l’âge de trois ans. Ou Benabid proposant de soigner la dépression par du

courant électrique, au motif que le cerveau des déprimés connaît des modifications physiques au niveau de

l’hippocampe et du cortex préfrontal. Pour le réductionniste, les femmes, les célibataires et les veufs –

majoritairement victimes de dépression – ont des hippocampes fragiles, voilà tout. Pourquoi se demander

si ces manifestations biologiques sont la cause ou la conséquence de la dépression, puisqu’on peut

techniquement corriger le symptôme ?

Comment des scientifiques, censés connaître mieux que quiconque la complexité des interactions entre un

individu et son environnement (physique et humain), peuvent-ils s’abandonner à d’aussi grossières

simplifications ? Un de leur collègue, Guy Tiberghien, spécialiste grenoblois en sciences cognitives, a sa

petite idée. Ne le répétez pas à Jean Therme, mais selon ce chercheur doté d’esprit, la vision réductrice,

mécaniste, de l’humain et de son cerveau est une production de la société industrielle. En somme, le

monde-machine enfante l’homme-machine.

« Avec la concentration manufacturière, l’homme perd sa singularité, son métier, et devient un instrument

sans aucune spécificité, un prolongement de la machine, un ouvrier, une simple « force de travail »

socialement indifférenciée. Le mode de production industriel n’a que faire de sentiments subtils, de

sensations différenciées, de « tours-de-main » (…), seul compte l’acte élémentaire que l’individu est

capable de produire. L’homme n’est plus qu’une simple « fonction entrée-sortie », une machine en quelque

sorte, un ensemble de processus psycho-physiologiques permettant la transformation d’informations

sensorielles en comportements élémentaires coordonnés, à un niveau supérieur, par le procès de

production. L’homme « machinal », voilà le modèle dominant de la psychologie de laboratoire au moment

de l’apogée du capitalisme. »49 Trente ans après la parution de ce texte, le capitalisme devenu

hypertechnologique, l’homme machinal se voit doté d’un cerveau computationnel. Désormais, l’analogie

cerveau/ordinateur gouverne les imaginaires des chercheurs, qui s’emploient à marier circuits neuronaux

et électroniques.

Ce qui est à l’oeuvre dans cette mécanisation des représentations n’est rien d’autre que la « révolution » de

nos vies par la technologie. Le processus est implacable : dès qu’un outil technologique s’impose – ici :

microscope, imagerie cérébrale de pointe, informatique médicale -, il se substitue automatiquement aux

capacités humaines d’intelligence – l’art d’établir des liens -, d’observation, de déduction, de

raisonnement, d’imagination, ravalées au rang d’outils obsolètes. Et certes la « honte prométhéenne »

observée par Günter Anders,50 cette humiliation de l’homme moderne devant la supériorité des choses

qu’il a fabriquées, conduit à sa propre réification – refoulée parce qu’inavouable – mais aussi à la perte de

toute confiance en lui-même. Ainsi la possibilité de « voir » et d’isoler les briques élémentaires du vivant,

gènes et neurones, aveugle-t-elle les chercheurs au point de leur faire oublier le plus élémentaire bon sens,

pour réduire l’infinie complexité du vivant à ces éléments de base offerts à leur regard par la machine.

Telle cette spécialiste de la mouche tsé-tsé plantée derrière sa paillasse, obnubilée par le génome de

l’insecte, et qui n’avait jamais mis les pieds en Afrique.

Ainsi la prothèse technologique nous handicape-t-elle. Les transports motorisés, automobile ou ascenseur,

ont affaibli les muscles des Occidentaux au point que ceux-ci doivent, pour rester en bonne santé, se payer

47 L’Homme de Vérité, 2002

48 Le Monde 17/07/06

49 G. Tiberghien, « Psychologie, idéologie et répression politique » in revue « Psychologie Française », mai 1977

50 L’obsolescence de l’homme, G. Anders (Editions de l’Encyclopédie des Nuisances)

11

au Gymnase Club des séances d’escalier. De même les technologies de l’information et de la

communication atrophient-elles nos « muscles » cérébraux. S’il est trop tôt pour en mesurer les effets,

quelques indices percent déjà. Ainsi cette étude de l’université de Columbia, indiquant qu’Internet impacte

la mémoire humaine comme si, indique la psychologue Betsy Sparrow, le réseau était devenu notre propre

disque dur externe de stockage d’informations.51 Bonjour Alzheimer.

« Comment faisait-on avant ? », s’interrogent, parmi d’autres, les accros au GPS – même en montagne ! -que leur guide virtuel ampute de leur capacité d’orientation, et plus encore de la confiance en leurs sens et

en leur rapport à la réalité. Ces pauvres pommes préfèrent croire le satellite plutôt que le paysage, et ce

faisant, modifient le monde et leur propre condition en profondeur, en clamant que la technologie est

neutre.

Il faut être un neurobiologiste aussi atypique que Yehezkel Ben-Ari, fondateur de l’Institut de

neurobiologie de la Méditerranée à Marseille, pour dénoncer l’idéologie réductionniste, comme une

cousine de l’intégrisme religieux. « On ne résout pas un problème en le simplifiant », assène-t-il aux

obsédés du microscope et de l’IRM. « A la fin des années 1990 déjà, il dénonçait, dans La Croix, « la

génétomanie et les mensonges du tout génétique », comme une approche profondément « réactionnaire »

restreignant l’humain à son génome, c’est–à-dire à « un jeu de chiffres et de lettres » ».52

À Clinatec, on ne s’embarrasse guère de ce type de réflexion et cet intégrisme réductionniste sied

parfaitement à l’étroitesse technicienne qui gouverne cet institut comme le reste de la ville. Culture

technopolitaine, que de se demander toujours « comment ? » et jamais « pourquoi ? ».

Vous aviez aimé le « gène de l’obésité » avec Axel Kahn ? Vous adorerez l’hypothalamus glouton avec

François Berger. Écoutez le bluffer dans son numéro « Arrêtez-moi ou je mets des électrodes partout »,

devant les parlementaires : « Il faudra vraiment mettre en place une surveillance éthique importante

lorsqu’on appliquera ces technologies dans des pathologies moins graves. On sait par exemple qu’en

laboratoire, on peut manipuler le comportement alimentaire du singe en stimulant son hypothalamus. (…)

Il y a un réel danger dans les domaines de l’anorexie ou de l’obésité. La solution réside dans la

surveillance, mais ne consiste pas à rajouter des réglementations. »53 Confirmation de ces progrès parl’enthousiaste Fédération pour la recherche sur le cerveau : « Dans un autre domaine, celui de l’obésité,

la stimulation électrique profonde ouvre des possibilités thérapeutiques fort intéressantes. En effet, le

thalamus contrôle la prise alimentaire et donc le poids. Chez le rat, la stimulation à basse fréquence du

thalamus ventro-médial a un effet anorexigène [NDR : qui crée l'anorexie], tandis que la stimulation haute

fréquence de la même zone (tout comme sa destruction) a un effet stimulant. »54

Jusqu’ici vous pensiez que l’épidémie d’obésité tenait à la malbouffe dont on gave les plus pauvres des

pays riches, à la voiture, et aux trois ou quatre heures de télé quotidienne. Vous jugiez rationnel d’agir sur

les causes – les conditions de vie et l’environnement – pour éviter de telles pathologies. C’est que vous

n’entendez rien à l’innovation.Les savants dévoués à votre santé se tuent pourtant à vous le répéter, Feuerstein en tête : « Il est ainsi de

la responsabilité de la Région de soutenir les développements futurs de cette thérapeutique fonctionnelle

efficace [qui] contribue au rayonnement des équipes régionales remarquables qui la font progresser pour

l’optimiser et étendre ses applications, en vue de permettre à Rhône-Alpes de maintenir son rôle pionnier

mondial. (…) Par ailleurs, une collaboration avec le CEA et le LETI devrait être à même de développer

de nouvelles innovations technologiques très pointues (miniaturisation et programmation des

stimulateurs, asservissement de la thérapeutique au signal cérébral électrophysiologique enregistré en

continu) conduisant vraisemblablement à des retombées industrielles non négligeables. »55

Comme dit Jean Therme, on est là pour soigner, pas pour gagner de l’argent.

On comprend mieux l’intérêt de traiter les conséquences – les symptômes, sinon la maladie – plutôt que

les causes. Remplacer la télé par une activité, aller chercher les enfants à pied, cuisiner soi-même, ne

contribue ni au rayonnement des équipes régionales ni au maintien de Rhône-Alpes dans la compétition

mondiale, et ne promet aucune retombée industrielle. Tandis que les électrodes coupe-faim, Feuerstein en

salive d’avance. La vraie doctrine des réductionnistes : tout est monnaie.

51 New York Times, 14/07/11

52 Le Monde, 16/12/09

53 Audition devant l’OPECST, 7/11/06

54 Campagne nationale du Neurodon, Fédération pour la recherche sur le cerveau

55 www.grenoble-universites.fr/1163429726042/0/fiche___article/

12

Sans compter la jouissance de ces Diafoirus à se rendre maîtres de nous, à corriger eux-mêmes le coupable

dysfonctionnement biologique. Bien plus excitant et rémunérateur que de modifier le milieu pathogène.

C’est pourquoi les neurotechniciens, après les généticiens, promettent à qui veut les financer l’avènement

d’une médecine prédictive, tel Berger annonçant aux parlementaires : « On est bien en présence d’une

révolution, potentiellement difficile à assimiler, qui constitue le passage de la médecine anatomo-clinique

à la nanomédecine. Cela revient à traiter la maladie avant qu’elle n’émerge et on passe alors à un autre

statut de l’homme malade (…) Avoir des outils implantés qui traiteront la maladie avant qu’elle

n’apparaisse peut aussi être un avantage, même si cela a un côté impressionnant. »56

Vos « prédispositions » à Alzheimer ? Vous vous en arrangerez avec votre patron ou votre assureur quand

ils découvriront votre horoscope neuronal.

Et certes il faut bien des prédictions quand on a depuis des décennies abandonné toute prévention. Quand

la santé publique consiste à dépister la maladie plutôt qu’à empêcher sa survenue. C’est que les intérêts de

l’industrie nous interdisent de traiter les causes des pathologies justement nommées « de civilisation »

(cancers, maladies neurodégénératives, obésité, diabète, etc). La civilisation industrielle est si malade que

seule la fuite en avant technologique lui donne l’illusion d’une maîtrise. Aussi bien les neurotechnologies,

comme les nano-biotechnologies, sont-elles l’inverse du progrès : elles sont l’aveu d’une catastrophe. Elles

ne doivent leur expansion et leur puissance qu’à la destruction des conditions minimales de survie. C’est

parce que la chimie a contaminé le milieu dont dépend notre survie que nous devons aujourd’hui accueillir

en sauveurs les réparateurs de neurones. Lesquels bâtissent leurs carrières et leur pouvoir sur des

prouesses techniques, en manipulant les peurs du public affolé par la menace d’une probable déchéance

neuropsychique. Car l’épidémie galope, d’après les statistiques : doublement du nombre de malades

d’Alzheimer d’ici 2020, 9000 nouveaux cas de Parkinson chaque année en France, explosion du nombre

de scléroses en plaque et de dépressions. Avec de tels marchés pour les neurotechnologies, pourquoi

s’intéresser aux causes de ces maladies ?

Puisque ces esprits irrationnels refusent la réalité, rappelons les faits : depuis des décennies les études

épidémiologiques et toxicologiques rabâchent la nocivité des poisons chimiques les plus répandus (plomb,

métaux lourds, pesticides), de la pollution nucléaire bien sûr, mais aussi de la malbouffe et de la

sédentarité, ou de la pollution électromagnétique. Si la société industrielle s’appliquait à elle-même ses

propres règles, et commandait un audit de ses 100 dernières années pour comparer les bénéfices et les

coûts de sa politique, elle se déclarerait en faillite. Échantillons :

« Une « épidémie silencieuse » de troubles du développement neurologique est en cours, en raison des

produits chimiques industriels présents dans l’environnement, qui altèrent le développement cérébral des

foetus et des jeunes enfants. Ce sont les conclusions d’une analyse de chercheurs de la Harvard School of

Public Health (HSPH) et de la Mount Sinai School of Medicine, qui pointe 201 produits chimiques – la

plupart étant courants – connus pour les dommages neurologiques durables qu’ils infligent aux humains.

(…) Les conséquences d’une exposition aux neurotoxiques durant l’enfance peuvent inclure un risque

accru de maladie de Parkinson et d’autres maladies neurodégénératives. »57

En Gironde, une étude rendue publique en mars 2006 conclut que le risque de tumeur du cerveau est 2,6

fois supérieur chez les utilisateurs de pesticides58.D’après les chercheurs d’Alzheimer’s Disease International, la prévention de cette maladie « devrait

notamment porter sur les facteurs de risque vasculaires, dont l’hypertension et le tabagisme, mais aussi la

forme de diabète la plus courante favorisée par l’excès de poids et la sédentarité. » 59

Sur 13 études épidémiologiques recensées en 2001 examinant l’association potentielle entre aluminium et

maladie d’Alzheimer, 9 ont montré une association statistiquement significative60.

Une récente étude met en évidence le rôle des conditions de vie dans la survenue d’Alzheimer : « Arrive

56 Audition devant l’OPECST, 7/11/06

57 « Brain pollution : common chemicals are damaging young minds », Harvard University Gazette, 1/02/07

58 Après nous le déluge ? JM Pelt, GE Séralini (Fayard, 2006)

59 AFP, 16/12/05

60 Données toxicologiques de l’INERIS, 2005

13

en tête le faible niveau d’instruction (19%), l’activité intellectuelle semblant exercer un effet protecteur.

Viennent ensuite tabagisme (14%), inactivité physique (13%), dépression (11%), hypertension (5%),

obésité (2%), diabète (2%). »61

Le plomb, puissante neurotoxine, provoque des ravages chez les enfants : « ils sont plus exposés aux

dommages portés au système nerveux, dont des réductions de QI, des difficultés à lire et des difficultés

d’apprentissage, des altérations auditives, des déficits de l’attention, de l’hyperactivité, des troubles du

comportement et de la croissance »62.

De nombreuses études conduites après la catastrophe de Tchernobyl, mais aussi chez les survivants

d’Hiroshima, ou auprès des vétérans américains de la Guerre du Golfe exposés à l’uranium appauvri,

aboutissent à la même conclusion : les radiations nucléaires provoquent des atteintes neuronales dans

l’hémisphère cérébral gauche, y compris chez les enfants irradiés in utero après l’explosion de Tchernobyl.

Ces atteintes se traduisent par des troubles neuropsychiques importants (schizophrénie, épilepsies, troubles

mentaux, perte de mémoire).63

Au printemps 2011, après d’infinies tergiversations, « Le groupe d’experts réunis par le Centre

international de recherche sur le cancer (CIRC), qui fait partie de l’Organisation mondiale de la santé

(OMS), a classé comme « cancérogènes possibles » les champs électromagnétiques de radiofréquence, y

compris ceux de la téléphonie mobile. (…) « Le niveau de preuve d’une association entre l’usage de la

téléphonie mobile et le risque de cancer est comparable à celui existant pour les pesticides ou les

expositions professionnelles dans le cadre du nettoyage à sec », a avancé le docteur Straif. »64

Le téléphone portable, aussi cancérogène que les pesticides, est également perturbateur de plusieurs

neurotransmetteurs et soupçonné de favoriser la maladie d’Alzheimer et l’épilepsie65. Rien

d’extraordinaire, puisque la prothèse électronique collée au crâne de vos gosses à longueur de temps émet,

entre autres, des extrêmement basses fréquences de 2, 4, 8 ou 16 Hz, proches de celles du cerveau. Cela

n’a pas empêché Alim-Louis Benabid de signer, en sa qualité de membre de l’académie des Sciences, un

stupéfiant communiqué sur les risques sanitaires des radiofréquences : « Des mesures de précaution

préconisées sans justification suffisante ne peuvent que renforcer artificiellement les préoccupations de la

population. Elles sont de nature à créer un stress supplémentaire dont l’impact non négligeable en termes

de santé publique doit être mis en balance avec le bénéfice sanitaire attendu. »66 N’oublions pas que la

radiophobie a rendu malades de nombreux biélorusses après Tchernobyl.

Minute. Le professeur Berger, disciple de Benabid, a une communication à faire à nos lecteurs. Lors d’une

présentation de ses travaux à la Ligue contre le cancer, qui en finance une partie, François Berger explique

l’intérêt des nanotechnologies pour l’industrie électronique, notamment du téléphone portable. Interrogé

en tête à tête à l’issue de sa conférence, il confie sa certitude quant à la nocivité des champs

électromagnétiques des lignes à haute tension comme du portable. « Mais ça, je ne peux pas le direpubliquement, cela ferait hurler tout le monde », assure le médecin. Mieux vaut en effet, pour son prestige

et sa carrière, détailler les services que rendront ces mêmes nanotechnologies à la lutte contre le cancer et

les maladies neurodégénératives. Saisit-on l’admirable cercle vertueux pour la croissance et les

« retombées industrielles » chères à Feuerstein ? Voit-on enfin l’arrière-boutique crasseuse derrière la

vitrine sanitaire des nécrotechnologies ? Grâce aux nanos, vous aurez à la fois le poison et le remède, deux

filières économiques en pleine expansion. Il faut être bien obscurantiste pour refuser les progrès

médicaux.

61 Libération, 19/07/11

62 L’histoire secrète du plomb, J. Lincoln Kitman, (Allia 2005)

63 Cf M. Fernex, revue Le Dniepr, 26/04/06

64 Le Monde 1/06/11

65 Voir les travaux du neurobiologiste Alain Privat à Montpellier

66 Rapport du 15/12/09, académie de Médecine, académie des Sciences, académie des Technologies

14

IV

Si la pensée ne saurait se réduire à un ensemble de signaux électriques et chimiques, ceux-ci n’en

constituent pas moins une manifestation de l’activité cérébrale, scrutée avec de plus en plus de précision

par l’appareillage technologique. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) par exemple,

décèle les modifications de la consommation d’oxygène par les neurones, pour en déduire leur travail.

L’IRMd, imagerie par résonance magnétique de diffusion de l’eau permet, elle, de révéler l’activité des

neurones aussi bien que l’architecture fine du tissu neuronal. Objectif du CEA, en pointe dans ce domaine :

« mieux voir les réseaux de régions activées dans les processus sensorimoteurs ou cognitifs, mais aussi

remettre en question les principes de fonctionnement des neurones », explique Denis Le Bihan67.

Que voit-on réellement ? Oh, un peu de tout, assurent les neuropoliciers.

On parvient de mieux en mieux à deviner à quoi vous pensez. Et même, à le faire deviner par une

machine. Marcel Just et Tom Mitchell, au Center for cognitive brain imaging de l’université américaine

Carnegie Mellon, présentent des images simples à des cobayes humains, et trouvent laquelle ceux-ci

sélectionnent, selon les zones d’activité cérébrales activées.

On peut aussi connaître vos préférences dans la vie, détectées par l’activation de votre « système cérébral

d’évaluation », selon Mathias Pessiglione, de l’Inserm. Quelque part dans votre cerveau, une zone s’active

« dont la fonction est de signaler combien un objet ou une personne plaît. » Ce système, qui fonctionne defaçon « automatique », nous dit-on, « assigne en permanence des valeurs aux objets qui nous entourent,

même lorsque nous sommes occupés à autre chose. L’idée est maintenant de savoir s’il existe un système

cérébral équivalent pour traiter des croyances. »68 Puisque le radiologue vous dit que vous n’aimez pas

vraiment cette personne, pourquoi vous obstiner ? Expliquez donc au juge pourquoi vous prétendez

l’inverse de ce que signale votre « système d’évaluation » intime. Oui, au juge, puisque la loi de

bioéthique révisée le 23 juin 2011 (en attendant la prochaine révision) stipule que « les techniques

d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou

dans le cadre d’expertises judiciaires. »

La police s’intéresse à votre for intérieur, avez-vous remarqué ? Grâce au progrès, elle y aura de plus en

plus accès, puisque Stanislas Dehaene, qui occupe la chaire de psychologie cognitive expérimentale du

Collège de France, le lui promet : « le décodage cérébral apporte des informations supplémentaires,

invisibles dans le comportement. L’imagerie cérébrale (…) peut désambiguïser les réponses

comportementales. Un décodeur efficace permettrait de se passer de toute réponse comportementale. Le

décodage pourrait présenter une utilité pratique : interfaces neuro-informatiques, « bio-feedback »,

détecteur de mensonges… »69

Quand un neuroscientifique espère « se passer de toute réponse comportementale », il veut dire, en bon

français, que son invention permettra d’effacer la personne face à lui, de passer outre son regard, sesgestes, sa voix, ses mots, pour accéder à la

vérité mécanique. Merci à la machine de neutraliser toute

interférence parasite – empathie, duperie, séduction, jalousie, persuasion, humour, bref, ces interactions

affreusement humaines et ambigües, qui nuisent à la gestion rationnelle de l’ordre public. Il faut àStanislas Dehaene un décodeur pour désambiguiser les réponses comportementales. On souhaite bonne

chance à ses fréquentations. Ce type vous prend pour Canal Plus. Nul besoin de décodeur pour

comprendre à quel point ces techniciens rompent avec l’humanité – qu’ils la redoutent, la méprisent, la

haïssent ou s’en soient éloignés à trop zoomer sur des réseaux neuronaux. Leurs mots en disent assez sur

leur psychopathologie. Le problème, lecteur, est que ces chercheurs sont le pouvoir. Non seulement leurs

innovations bouleversent nos vies matérielles, mais elles modifient en profondeur l’idée que nous nous

faisons de nous et de notre relation à nous-mêmes, la communauté des hommes.

Au fait, avec l’illustre Changeux ce Dehaene représente la recherche française au sein du programme

européen « Human Brain Project » piloté par l’Ecole polytechnique de Lausanne. Il s’agit de simuler le

fonctionnement du cerveau, depuis le neurone jusqu’au cortex complet, notamment pour améliorer les

capacités des ordinateurs et des robots, via l’intelligence artificielle, en imitant les réseaux neuronaux. Nul

doute que les futurs cerveaux électroniques sauront, mieux que n’importe quel neurologue, décoder nos

67 Le Monde 17/05/06

68 www.inserm.fr

69 Cours au Collège de France : « L’imagerie cérébrale peut-elle décoder le contenu de la pensée ? »

15

réponses comportementales pour en lever toute ambiguïté.

Si l’industrie de la contrainte élabore sans état d’âme les moyens de nous piloter, tels les insectes

programmés de la société-fourmilière, c’est que ses ingénieurs ont perdu tout contact avec la condition

humaine. Débarrassés de la fonction « conscience », ces hommes-machines travaillent sans émotion à la

police technologique des populations.

« L’IRMf est sur le point de transformer l’industrie sécuritaire, le système judiciaire et notre conception

fondamentale de la vie privée. Je suis dans un labo de l’université Columbia, où des scientifiques utilisent

la technologie pour analyser les différences cognitives entre la vérité et le mensonge. En cartographiant

les circuits neuronaux de la supercherie, les chercheurs transforment l’IRMf en un nouveau type de

détecteur de mensonges (…). Mon hôte pour l’expérience de ce matin est Joy Hirsch, neurologue et

fondatrice du centre de recherche sur l’IRMf de Columbia, qui m’a offert un séjour dans le scanner pour

me donner une idée du futur proche. Cette année, deux start up lanceront des services commerciaux de

détection de mensonges par IRMf, destinés dans un premier temps aux individus qui pensent avoir été

injustement accusés de crimes. »70 Dans un deuxième temps, l’outil servira à vérifier que vous êtes loyalenvers votre patron, que vous avez tout dit à votre assureur, que vous n’avez pas de mauvaises pensées

envers le pouvoir. Où est le problème si vous n’avez rien à vous reprocher ? Puisque vous avez déjà

accepté la vidéosurveillance, la biométrie, les contrôles ADN, les puces RFID ? Puisque c’est pour votre

sécurité ?

Aussi faut-il vous féliciter de ces nouvelles possibilités offertes par la lecture de « l’empreinte cérébrale »,

grâce à laquelle on peut voir si votre cerveau reconnaît ou non une information. Pourquoi nier jamais être

allé au Tréport alors que vos neurones reconnaissent la photo ?

Les vendeurs de camelote aussi s’intéressent au contenu de notre crâne. Depuis l’invention de la publicité,

ceux-là sont passés maîtres dans la manipulation des esprits et la vente de « temps de cerveau

disponible ». Les objets communicants (RFID, smartphones) peuvent déjà nous repérer dans une rue et

nous attirer vers un commerce. Le « neuromarketing » complète la panoplie en tâchant d’identifier, grâce à

la neuro-imagerie, les mécanismes cérébraux liés à la décision d’achat. Bien que de doctes savants nous

alertent régulièrement sur la charlatanerie de moins scrupuleux qu’eux, dans ce domaine non plus on

n’arrête pas le progrès. Après l’étude de l’impact des campagnes publicitaires sur nos réseaux neuronaux,

voici la prédiction des actes d’achat grâce à l’IRMf. L’expérience menée à l’université de Stanford par

Brian Knutson « marque un tournant. On passe du stade de l’observation à celui de la prédiction. Le

neuromarketing entre dans une nouvelle phase », affirme Olivier Oullier, chercheur au CNRS et à la

Florida Atlantic University.71

Prédire nos actes, comme dans Minority Report ? En quelque sorte, mais avec des techniques plus

ergonomiques que les « PreCog ». Cela fait plusieurs années déjà que l’équipe de Krishna Shenoy, à

l’université de Stanford, implante des électrodes dans le cerveau de macaques, « non pas dans la région

commandant les mouvements, mais dans une zone où naît l’intention de l’action. Les signaux neuronaux

leur ont permis de prédire le mouvement effectué par le primate avant même que celui-ci ne le réalise. »72

De quoi passionner le très neuronal Jean-Pierre Changeux : « On arrive déjà à mesurer l’intention d’un

sujet à saisir un objet avant que ses muscles soient contractés. Il est aussi possible, par la stimulation

transcrânienne, d’altérer les intentions motrices ou les perceptions. Expérimentalement, les conditions

sont fugaces et réversibles, mais on pourrait imaginer des techniques plus inventives. Il faut être

évidemment très attentif. »73 Hélas l’ex-président du comité national d’éthique ne précise pas sa pensée –

ou plutôt son paquet de signaux électriques -, nous ne saurons donc pas à quoi il faudrait être « attentif ».

Du côté de Clinatec aussi, on s’intéresse à nos intentions. La mathématicienne Tetiana Aksenova a mis au

point un algorithme capable de détecter, dans l’activité cérébrale courante, l’infime variation qui

correspond à une intention de mouvement. Il est question ici de développer des interfaces hommemachine.

On y arrive.

70www.wired.com/wired/archive/14.01/lying_pr.html

71 Le Monde, 27/03/07

72 Le Monde 17/07/06

73www.diplomatie.gouv.fr/label_france/index/fr/sciences-techno01.html

16

V

Que font Benabid et Therme en créant à Minatec une « clinique du cerveau » ? Ils convergent. Ils

appliquent le programme de convergence technologique NBIC – Nanotechnologies, Biotechnologies,

Informatique, sciences Cognitives – que les décideurs américains considèrent comme un plan stratégique

d’amélioration des performances humaines. Nos lecteurs se souviennent du désormais célèbre rapport

Converging Technologies for improving human performance publié en 2003. Un document rédigé,

rappelons-le, par deux hauts énergumènes de la National Science Foundation, l’organisme qui pilote la

recherche étastunienne : William S. Bainbridge et Mihaïl C. Roco. Le premier ne fait pas mystère de son

militantisme au sein du mouvement transhumaniste, pour le dépassement de l’humanité et sa mutation

vers une post-humanité « augmentée » par la technologie – implants corporels, interfaces hommemachine,

« téléchargement » de la conscience sur disque dur. Le second, qui ne désavoue pas les lubies de

son co-auteur, est le fondateur de la National Nanotechnology Initiative aux Etats-Unis, et le modèle de

Jean Therme. Lequel ne perd pas une occasion de se vanter des visites, à Grenoble, de son ami « Mike »,

et lui offrait une tribune de vedette en 2008 lors du « Minatec Crossroad », réunion annuelle du nanogratin

mondial.

Dans le schéma de convergence NBIC, Therme, à lui seul, incarne le « N », (Minatec) ; le « B » (Apibio,

start up co-fondée par le CEA-Léti pour concevoir des puces à ADN ; NanoBio, co-fondé par le CEAGrenoble

autour des « micro et nanotechnologies au service de la biologie et de la santé », etc) et le « I »

(micro et nanoélectronique au Léti, logiciels, systèmes embarqués, capteurs, objets communicants, etc).

Le 2 juin 2006, Benabid lui apporte le « C » – avec les équipes de Grenoble Institut des Neurosciences, du

CHU et de l’Inserm.

Le Commissariat à l’énergie atomique maîtrise désormais les quatre disciplines. Ce qui fait de lui, en

France, le pilote des programmes techno-industriels, économiques et militaires les plus stratégiques, et le

maître d’oeuvre de l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine – de la société de

contrainte.

On ne reviendra pas sur les raisons matérielles (la possibilité technique de manipuler la matière inerte et

vivante à l’échelle de ses briques élémentaires – atomes, gènes, bits, neurones) et idéologiques (le projet

transhumaniste, et sa version politiquement correcte de politique de puissance des Etats industrialisés), qui

sous-tendent le paradigme de la convergence NBIC – détaillées dans un ouvrage précédent.74

Qu’il suffise de rappeler les perspectives des technarques américains pour notre système cérébral. « Le

cerveau est l’ultime frontière et découvrir ses mystères produira d’incroyables bénéfices », annonçait letandem Bainbridge/Roco en 2003, avant de dresser le catalogue des

augmentations espérées : contrôle des

objets par la pensée, interconnexion des cerveaux, amélioration des capacités sensorielles (implants

artificiels pour l’ouïe, la vue, le toucher), création de machines humanisées s’adaptant au contexte social,

au style de communication et aux besoins de leurs utilisateurs, révolution de l’apprentissage (réalité

virtuelle, jeux vidéo, etc), outils d’amélioration de la créativité, de la productivité personnelle, mais aussi

de mémoire artificielle ou d’imagination augmentée. Sans oublier l’intelligence artificielle – pas celle des

robots, celle des humains machinisés. Délires de techno-scientistes américains fanatiques ? Voire.

L’Union européenne a pris ce rapport suffisamment au sérieux pour créer, en 2004, son propre groupe

d’experts chargé d’étudier les perspectives de la convergence technologique. Il s’agissait de se démarquer

de l’angle américain pour promouvoir une démarche européenne de l’augmentation de l’humain, à base

« d’encadrement », de « gouvernance », de « débats ». Une augmentation éthique, durable et équitable, en

somme.

La campagne d’acceptabilité des nanotechnologies tentée par la Commission nationale du débat public à

l’hiver 2009-2010 – sabotée par les opposants à la tyrannie technologique – a, parmi ses méfaits, offert une

tribune officielle à l’Association française transhumaniste. On lit dans sa contribution au pseudo-débat :

« Une autre conséquence importante pourrait être la démultiplication de nos facultés. Les

nanotechnologies, combinées à une connaissance sans cesse croissante du fonctionnement cérébral à

toutes les échelles, pourraient permettre d’optimiser nos capacités cognitives : apprentissage,

mémorisation, analyse, synthèse… Elles pourraient également élargir le champ de nos capacités de

74 Aujourd’hui le nanomonde. Nanotechnologies : un projet de société totalitaire, Pièces et main d’oeuvre (éditions

L’Echappée, 2008)

17

perception, tous sens confondus, pour nous permettre d’avoir accès, selon les besoins ou les désirs, à de

nouvelles images, de nouveaux sons, de nouvelles odeurs, enfin de nouvelles et très diverses sensations,

voire de nouvelles humeurs ou émotions. Cela ne manquerait pas de bouleverser nos capacités d’échanges

et de communication. »

Le désir de post-humanité n’est, on le voit, pas cantonné outre-Atlantique. La difficulté d’être humain

pousse universellement les lâches et les aigres dans les bras des prophètes technologiques. Ils ne savent

déjà pas utiliser les pleines facultés de leur néo-cortex et les ressources infinies de la conscience, qu’ils

espèrent se greffer de « nouvelles capacités cognitives » et passer au stade suivant de l’évolution, via la

convergence technologique. La fuite en avant technologique permet aussi de se fuir soi-même.

Depuis la parution du rapport de Bainbridge et Roco, et quoique les esprits forts se gaussent des

prophéties transhumanistes, la machine avance et transforme le monde réel. Voyez ces lecteurs cérébraux

pour applications ludiques, qui acclimatent le quidam aux interfaces cerveau-machine. La société

australienne Emotiv Systems propose un casque fort seyant, qui « lit » votre activité électrique cérébrale et

en déduit vos émotions et vos « pensées », pour les transmettre à votre jeu vidéo favori. Un rêve

d’interactivité à 299 $. Le principe sert à des activités moins futiles, comme la « cognition augmentée » -

dite « AugCog » – si sérieuse que la Darpa (l’agence de recherche de l’armée américaine) y travaille

depuis les années 2000. L’interface cerveau-machine permet à l’ordinateur de détecter votre état (chute

d’attention, fatigue, baisse d’acuité sensorielle, etc) et de déclencher des stratégies d’augmentation de la

performance. Par exemple en vous présentant les informations sous une autre forme (son, texte, image,

etc) pour stimuler vos neurones. Outre l’armée, le secteur éducatif envisage d’utiliser ces casques

intelligents pour former les jeunes cervelles. C’est tellement fun qu’elles n’y résisteront pas. Comme elles

cèdent déjà à la « réalité augmentée » (tout augmente), qui s’insinue dans le quotidien des accros aux

gadgets électroniques. Déjà bardés de GPS, les montagnards high tech agrémentent désormais leurs

randonnées grâce à leur « smartphone » qui, pointé sur le paysage, leur indique le nom des sommets

alentour.75 C’est tout de même mieux que la montagne diminuée. L’office du tourisme de Grenobleorganisait au printemps 2011 une visite de Grenoble augmentée grâce à la collaboration de l’INRIA et du

CEA. Manière d’habituer le cobaye moyen à sa nouvelle cage virtuelle. Il fallait les voir, ces touristes en

laisse électronique, déambuler dans le centre grenoblois, l’oeil rivé à l’écran de leur téléphone intelligent,

pour suivre la flèche virtuelle indiquant la direction des quais de l’Isère. Les plus jeunes, dont les réseaux

neuronaux se reconfigurent déjà sous l’effet des écrans incrustés dans tous les coins de leur vie, ne verront

pas d’objection à augmenter aussi par des dispositifs technologiques leurs sens, leur imagination, leurmémoire, leur productivité personnelle.

À ce propos, Roco et Bainbridge, qui ont poursuivi leurs travaux après leur rapport initial, ont coordonné

en 2005 une nouvelle étude, Managing Nano-Bio-Info-Cogno innovations – Converging technologies insociety,

où l’on apprend que : « La santé mentale est l’arme de compétition ultime, qui étaye la création

de capital intellectuel et d’avantage compétitif. (…) Comme jamais auparavant, les affaires dépendent de

performances mentales constantes et durables. Tout moyen d’améliorer la santé mentale pour augmenter

les marges de profit sera recherché. La diffusion des neurotechnologies dans l’industrie créera un

nouveau « terrain de jeu » économique sur lequel les individus qui les utilisent auront la capacité

d’atteindre un plus haut niveau de productivité que ceux qui ne les utilisent pas. »76 En somme, nous

aurons le choix, comme nous le serinent les ingénieurs grenoblois et, plus brutalement, Kevin Warwick, le

cybernéticien anglais qui communique avec son ordinateur via ses implants électroniques, de suivre le

mouvement, ou de devenir les « chimpanzés de l’humanité ». Promettant l’homme augmenté, les technomaîtres

préparent plus sûrement les hommes diminués, les perdants de la compétition de tous contre tous.

Faut-il rabâcher que la technologie accroît le fossé entre le pouvoir et les sans-pouvoir ? Que ses récents

développements en hypertechnologies et technologies convergentes garantissent au pouvoir ses longueurs

d’avance sur la masse, mais aussi les moyens de contenir d’éventuels sursauts de révolte de celle-ci,

sondée jusqu’aux plus fins réseaux neuronaux et soumise à la contrainte globale et individuelle ?

Mais le printemps arabe, dira-t-on, prouve que la technologie peut servir la liberté ! – Autant que cette

liberté peut servir la technologie. Quand les cyber-mutins surfent sur le web, le pouvoir, lui, dispose déjà

75 Ce service est proposé notamment par le parc national du Hohe Tauern en Autriche

76 Traduit par nos soins

18

des technologies d’après – drones de surveillance, architecture logicielle pour pilotage centralisé de tous

les systèmes connectés d’une ville (tel Hypervisor, vendu par Thalès), réseaux de capteurs, etc.

Grâce à la convergence NBIC, les travaux de Clinatec sur les interfaces cerveau-ordinateur promettent des

percées fulgurantes. Certes, on n’a pas attendu l’équipe de choc réunie par Therme et Benabid pour tester

des neuroprothèses mariant l’homme et la machine, mais chacun sait que la miniaturisation due aux

nanotechnologies promet un saut qualitatif inédit. Ce que l’on sait déjà faire est connu : des paralysés

déplacent un curseur sur un écran d’ordinateur via un implant électronique cérébral qui capte l’influx

électrique ; d’autres commandent « par la pensée » un interrupteur, la télé, leur fauteuil roulant, voire des

bras artificiels greffés sur leur torse. Les premiers hommes bioniques.

Déjà, le Léti conçoit des « dispositifs implantables de deuxième génération, capables d’associer la

fonction d’enregistrement des échanges neuronaux, de traiter localement les données et de stimuler

électriquement ou chimiquement, et à la demande, des zones particulières du cerveau. »77 Ces implants

miniatures, hérissés de milliers d’électrodes à l’échelle des neurones, viennent au contact direct du tissu

vivant pour interagir avec lui, et commander des appareillages extérieurs (de l’implant rétinien ou

cochléaire au fauteuil roulant, voire l’exosquelette). Ils sont désormais commercialisés par la société Bio-

Logic, sous le nom Biomea.

Le projet BCI (Brain-computer interface) de Clinatec, coordonné par Corinne Mestais, prolonge ces

travaux du Léti. « Grâce à deux boîtiers implantés sur deux faces du cortex cérébral d’un patient, nous

allons capter les signaux émis par son cerveau. Une fois traitées, les informations seront transmises sans

fil à un exosquelette équipé de moteurs », explique Alim-Louis Benabid.78 Apparemment, les nanotubes

de carbone sont tout indiqués pour garantir la biocompatibilité des prothèses avec le cerveau. Vous

pensiez que ces nanotubes pouvaient être dangereux pour la santé ? Certes, mais « nous déterminons quels

sont les meilleurs nanotubes et cherchons comment les modifier pour qu’ils s’intègrent au mieux dans le

cerveau sans toxicité. »79, vous rassure François Berger.

Autre projet de recherche de Clinatec, « Neurolink » vise à développer des réseaux d’électrodes souples et

nanostructurées, placées en surface du cortex, sous le crâne pour enregistrer l’activité cérébrale et piloter

un système externe.

Bref, selon la littérature officielle, les neuroprothèses servent à commander un ordinateur par la pensée.

Mais le signal peut circuler dans les deux sens et le cerveau recevoir des signaux, comme le montre le

fonctionnement des électrodes, de Delgado à Benabid. Autrement dit la machine peut piloter un cerveau

par le biais de la neuroprothèse en contact avec des zones neuronales précises. Au point que le Groupe

européen d’éthique a pris la peine, dès 2005, de détailler les perspectives de pilotage de l’hommemachine

:

« L’implantation dans le cerveau d’une puce capable de restaurer ou d’améliorer la mémoire est un autre

exemple de future prothèse cérébrale. L’hippocampe joue un rôle essentiel dans l’enregistrement des

souvenirs. Contrairement à des dispositifs comme les implants cochléaires, qui stimulent simplement

l’activité cérébrale, la puce en question exécutera les mêmes processus que la partie endommagée du

cerveau qu’elle remplacera (…). Les informaticiens ont annoncé que, dans les vingt prochaines années,

des interfaces neuronales seraient conçues qui non seulement augmenteraient la gamme dynamique des

sens, mais amélioreraient aussi la mémoire et permettraient la « cyber-pensée » – c’est-à-dire la

communication invisible avec les autres. (…) L’implant prothétique cortical (« amplificateur » sensoriel ou

d’intelligence) : initialement conçu pour les aveugles, l’implant cortical permettra aux porteurs « sains »

d’avoir en permanence accès à des informations transmises par ordinateur, sur la base soit des images

captées par une caméra numérique, soit d’une interface constituée d’une « fenêtre » artificielle ».80

Envoyer directement au cerveau des informations transmises par ordinateur, cela se nomme piloter un

robot. Rien qui ne perturbe le Grenoblois moyen, à quelques jours de l’inauguration de la « clinique du

cerveau ». Il faut dire que les techno-maîtres, soucieux de son confort mental, l’ont insidieusement préparé

à son futur d’homme-machine. Toute la saison 2010-2011, le musée dauphinois lui a offert, avec

77 Lettre de Minatec n°9, sept 2005

78 Le Monde, 11/08/11

79 Audition devant l’OPECST, 7/11/06

80 Aspects éthiques des implants TIC dans le corps humain, Groupe européen d’éthique, mars 2005

19

l’exposition « Vaucanson et l’homme artificiel », les arguments pour s’acclimater à son évolution posthumaine,

plus la petite piqûre philosophique pour calmer d’éventuels retours de conscience. « Va-t-on

vers une intelligence déshumanisée ? L’homme de demain sera-t-il encore humain ? Pourquoi faut-il

remplacer l’homme par des machines ? Est-ce que l’homme n’a plus sa place dans le monde ? ». Les

questions défilaient en rouge électrique sur le dernier mur de l’exposition. Trop vite pour qu’on ait le

temps d’y répondre.

Du côté de Clinatec, selon l’aveu de François Berger, se prépare depuis deux ans un document de trois

pages destiné à « l’information » du public et de la presse. Deux ans pour trois pages ? Ceux qui doutent

encore que la ligne de front de la guerre au vivant passe par les innovations technologiques s’interrogeront

peut-être sur le soin minutieux apporté par le pouvoir à nous duper sur ses projets. C’est ainsi que

s’élabore la société de contrainte.

« Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline

chaque jour plus stricte ? Elle l’exige au nom du Progrès, c’est-à-dire au nom d’une conception nouvelle

de la vie, imposée aux esprits par son énorme machinerie de propagande et de publicité. Imbéciles !

comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements

doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! (…) Prenez garde, imbéciles ! Parmi toutes les

Techniques, il y a une technique de la discipline, et elle ne saurait se satisfaire de l’ancienne obéissance

obtenue vaille que vaille par des procédés empiriques, et dont on aurait dû dire qu’elle était moins la

discipline qu’une indiscipline modérée. La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs

acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de

l’ordre, de la vie, ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement,

n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? (…)

l’Etat technique n’aura demain qu’un seul ennemi : « l’homme qui ne fait pas comme tout le monde » – ou

encore : « l’homme qui a du temps à perdre » – ou plus simplement si vous voulez : « l’homme qui croit à

autre chose que la Technique ».

Georges Bernanos, 1945, La France contre les robots

Pièces et Main d’oeuvre

Grenoble, le 1er septembre 2011

Retrouvez ce texte et bien d’autres sur

www.piecesetmaindoeuvre.com

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