¤ L’économie (hors?) du bien et du mal, par Tomáš Sedláček
Conseiller en macro-économie à la banque tchèque CSOB
Publication: 12/04/2013 06:00
ÉCONOMIE – Aujourd’hui, l’économie paraît être une science technique, ignorant la morale, extérieure au bien et au mal. Mais elle est en réalité exactement le contraire. Elle est devenue pour nous une nouvelle religion, un agent éthique qui nous dit quoi faire, tandis que nous ne sommes pas censés lui dire quoi faire (alors nous devrions « laisser faire, laisser passer » les marchés, ils nous indiqueraient, eux, ce que nous devrons faire et passer).
Derrière le voile des chiffres (souvent inutiles), on trouve un corps de croyances, une religion contemporaine qui dicte ce qu’il faut faire pour que cela fonctionne. On trouve une solide croyance en un Orchestrateur inorchestré, en une main invisible du marché qui nous corrige et nous dirige vers un avenir qu’il ne nous appartient pas d’orchestrer. Hélas, nous devons y croire et lui faire confiance; en échange, elle nous offre une espérance (en la croissance) mais brandit des menaces apocalyptiques au cas où nous enfreindrions ses directives.
Ce n’est pas que l’économie soit dépourvue d’éthique: elle en est pleine. Une éthique de sa propre fabrication, une éthique dont nous ne savons même pas qu’elle est là -une éthique qui n’est pas nôtre, que nous ignorons, et à laquelle pourtant nous obéissons presque aveuglément.
L’Économie du bien et du mal cherche à savoir comment nous en sommes arrivés là. Dans sa partie historique, le livre se penche sur l’économie au sein des mythes, des croyances, des contes de fées, de la religion, de la philosophie, etc.; dans sa seconde partie, il recherche et déniche mythes, religion, croyances, contes de fées et philosophie (ou ce qu’il en reste) dans l’économie d’aujourd’hui.
Il commence par une analyse économique de l’épopée de Gilgamesh, le plus ancien récit écrit dont nous disposions, et s’achève sur une analyse économique des mythes modernes (commeMatrix ou Le Seigneur des anneaux) et une lecture philosophique de notre crise de la dette.
Le mythe de la compréhension des taux d’intérêt
Mieux vaut prendre un exemple que d’essayer de résumer le livre entier. Voici celui des taux d’intérêt. Aujourd’hui, on y voit un sujet technique, totalement inscrit dans le corps de l’économie, un exercice numérique dépourvu de toute signification plus profonde et aussi éloigné que possible de l’éthique ou des domaines « spirituel » ou culturel.
Or la réalité est à l’opposé, comme le montre le débat actuel autour d’un éventuel pardon (thème religieux par excellence) de la dette grecque ou chypriote, autrement dit autour des conséquences d’un mésusage des taux d’intérêt.
Il s’avère que les taux d’intérêt sont un thème de débat dans toutes les civilisations dont nous sommes de près ou de loin les héritiers. Et ce débat est toujours moral. Où que vous cherchiez, dans le code babylonien d’Hammourabi, dans l’Ancien Testament, dans le Coran, dans les Védas, chez Aristote et dans les écrits de tous ces sages d’autrefois, vous trouverez un seul et mêmeleitmotiv: méfiez-vous de l’usage ou de l’abus des taux d’intérêt.
Comme si la sagesse du passé nous disait: attention aux taux d’intérêt, nous ne comprenons pas leur philosophie, leurs principes (dont les mathématiques sont le pan le plus simple), ils sont comme un animal imprévisible et dangereux bien que (ou précisément parce que) très fort et puissant. Ne jouez pas avec eux, car ils sont à leur manière déloyaux, pernicieux même; si vous ne pouvez faire autrement, agissez avec lenteur et prudence.
Aujourd’hui, nous avons fait des taux d’intérêt un des piliers sur lesquels repose notre système de marché. Et dans la plupart des cas, celui-ci fonctionne bien. Cependant, nous ne comprenons toujours pas les forces auxquelles nous nous frottons ici et que nous ne savons même pas mesurer correctement. Si nous avions été capables de bien calculer les taux d’intérêt, la faillite dela Grècen’aurait pas ému les banques.
Ainsi, il est clair que le sujet (les taux d’intérêt) a toujours fait débat, bien avant même qu’on ne parle d’économie, mais qu’autrefois ce débat a toujours été d’ordre moral. Aujourd’hui, nous considérons les taux d’intérêt comme un exercice purement technique que nous avons tenté d’arracher à son terrain moral d’origine mais, on le voit, quels que soient nos efforts pour le traiter techniquement, il garde une forte composante morale et des connotations morales non moins fortes.
Pardonnez-nous nos dettes
Dans une lecture radicale des affaires courantes aux États-Unis et en Europe, le problème qui se pose actuellement à nous est que nous sommes incapables de pardonner (les dettes). Le pardon est indispensable (les banques américaines ne survivraient pas sans le pardon des pouvoirs publics) mais nous ne savons pas s’il faut le pratiquer, ni quand (la Grèce plutôt que Chypre), ni comment (ou qui) pardonner.
Dans le Nouveau Testament, le mot grec qui désigne le péché signifie « dette » -de sorte qu’une traduction littérale de la parole du Seigneur donne ceci:
« Pardonnez-nous nos dettes comme nous pardonnons aussi à ceux qui sont endettés envers nous ».
Nous pouvons aussi considérer la crise actuelle comme un prolongement du vieux débat chrétien entre la loi et la grâce. Faut-il traiter les débiteurs comme le dit la loi (le contrat de prêt qu’ils ont souscrit de leur propre gré dans le passé) ou faut-il leur pardonner? Et en ce cas, combien de fois? Sept fois ou soixante-dix-sept fois?
On peut donc voir là, foncièrement, un débat théologique où le rôle des chiffres est secondaire. Le rapport aux chiffres est la partie facile, la partie plus difficile (y compris en économie) est de nature non numérique. C’est pourquoi les chiffres ne sont que l’extrémité visible de l’iceberg de l’économie moderne, tout le reste, la masse immergée, étant formé de croyances, de théologie, de culture, d’histoire, de philosophie, de mythes et de l’anthropologie courante de ce que nous croyons à propos des êtres humains et de nous-mêmes.
C’est pourquoi, dans notre quête d’une meilleure narration et d’une meilleure économie, nous ne pouvons espérer que la réponse se trouve simplement dans les chiffres et dans l’approche numérique si confortablement utilisée en économie.
Corps sans âme
Le débat ne porte pas seulement sur les modèles (économiques) mais sur les modèles des modèles: d’après quels modèles (de pensée) les modèles (de l’économie) sont-ils modelés? S’ils s’inspirent des modèles qui ont réussi en physique, quel résultat peut-on attendre? Appliquer à une société complexe, faites d’êtres humains, la méthode et les lunettes d’une science qui étudie des objets morts, n’est-ce pas la faire ressembler à un zombie? Un zombie qui fonctionne très efficacement sans interruption, mais pas comme nous voudrions que les humains fonctionnent.
Avec ce périscope, nous manquerons toujours l’âme, l’intention, la signification, l’immatériel, l’humble et l’élément même qui nous rend humains. Ce livre tente de parler de l’âme de l’économie, et de ramener cette âme dans le débat.
L’économie du bien et du mal de Tomáš Sedláček, Préface de Vaclav Havel
Toute l’économie est, en fin de compte, une économie du bien et du mal. Elle est faite d’histoires racontées par des gens à d’autres gens. Le plus savant modèle économique lui-même est de facto une histoire, une parabole, une tentative visant à saisir (rationnellement) le monde qui nous entoure. J’essaierai de montrer que jusqu’à ce jour, l’histoire racontée à travers les mécanismes économiques est essentiellement celle d’une « bonne vie », et cela depuis les Grecs et les Hébreux. J’essaierai de montrer que les mathématiques, les modèles, les équations et les statistiques ne sont que la partie émergée de l’iceberg de l’économie, que tout le reste est bien plus important, et que les controverses économiques sont avant tout une bataille de récits et de méta-narrations. Aujourd’hui comme de tout temps, les peuples voudraient surtout que les économistes leur disent ce qui est bien et ce qui est mal.
Editions Eyrolles
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