¤ Résistance politique : Mutation du mouvement politique indien d’Amérique du Sud en force populaire autogestionnaire internationale…
Excellent article qui nous inspire deux réflexions:
La première: Nous avons mentionné à plusieurs reprises ici-même que l’erreur politique à notre sens qu’avait commise Chavez, a été de ne pas faire plus basculer le peuple vers l’autogestion, tant il est évident que cela est le futur de la société. S’accrocher aux institutions et à l’État est futile, tout cela doit et va disparaître…
La seconde réflexion: Liée à la première, est de constater avec grande satisfaction que le marxisme sud-américain sort enfin de son sarcophage étriqué pour muter, semble t’il ,vers une hybridation empruntant à la pensée et à la pratique anarchistes de l’autogestion, le tout dans le sillage du véritable progressisme social qui émane des peuples indiens depuis quelques années du Chili (Mapuches) au Chiapas mexicain (EZLN) + Oaxaca en passant par l’Équateur, la Bolivie, le Pérou, le Brésil… Les mouvements d’auto-détermination indigène sont suivis par ceux de l’Amérique du nord et nous confortent toujours plus à dire que là, véritablement, réside le salut et le futur de nos sociétés.
A bas le colonialisme et son idéologie qui sclérose la société occidentale même, en plus d’opprimer les peuples colonisés. Tendons la main au véritable mouvement d’emancipation politique et sociale.
– Résistance 71 –
Le concept andin de « buen vivir » et « l’écosocialisme »
Jean Ortiz, 18 Septembre 2013
url de l’article original: http://www.legrandsoir.info/le-concept-andin-de-buen-vivir-et-l-ecosocialisme.html
L’humanité est aujourd’hui confrontée à une crise globale, d’une ampleur telle qu’elle met désormais en danger la vie même de l’espèce humaine et des écosystèmes. En Amérique latine, après l’effondrement du « Mur de Berlin », et les années noires (1990) du « Consensus de Washington », la faillite du néolibéralisme a accéléré la recherche d’alternatives « post-néolibérales ». C’est tout naturellement que les notions de « buen vivir », d’ »éco-socialisme » ont pris corps et consistance, même si elles ne sont pas toutes récentes.
Dans les années 1970-1980, en Amazonie brésilienne, le leader des « seringueiros », Chico Mendez, dénonçait déjà le capitalisme prédateur de l’homme et de l’environnement ; il cherchait des solutions alternatives.
Le « buen vivir » ou « Sumak Kawsay » en quechua et « Suma Qamana » en aymara, présenté comme un « nouveau » paradigme communautaire de pensée, de civilisation, est l’une d’elles. Ce « concept fondateur » andin, né de siècles de résistances indiennes, de revendications identitaires, cet appel à « reconstruire la vision de communauté des cultures ancestrales » commence à essaimer. Il est étroitement lié à l’ »ayllu », la forme communautaire aymara d’organisation de la vie.
Dans la cosmovision aymara, « suma » correspond à « plénitude », « sublime », « magnifique », et « qamana » à « vivre », « vivre ensemble ».
En quechua « sumak » peut se traduire par « plénitude », « sublime », « beau », et « kawsay par « vie », « être en étant ».
La reconnaissance actuelle du bien-fondé, de l’originalité, de ces propositions indigènes, de ces visions du monde, de ces principes éthiques, se traduit même par leur inscription dans les constitutions de l’Equateur (2008) et de la Bolivie (2009). La Bolivie, depuis 2009, est devenue officiellement « l’Etat Plurinational de Bolivie », une appellation qui prend en compte et promeut l’existence en son sein de nations, de langues et de cultures différentes.
Le « buen vivir » est en « Amérique indo-afro-latino-américaine » un objectif des processus révolutionnaires équatorien et bolivien, et même vénézuélien. Cette notion s’inscrit dans les cosmovisions indiennes ; elles mêlent le développement humain et celui de la nature, à égalité (les êtres humains, dans la cosmogonie quechua, aymara, guarani, font partie de la nature).
« En termes idéologiques, le « buen vivir » implique la reconstitution de l’identité culturelle d’un héritage ancestral séculaire (…) une politique de souveraineté et de dignité nationale (…) la récupération du droit de relation avec la Mère Terre et la substitution de l’accumulation illimitée individuelle de capital par la récupération intégrale de l’équilibre et de l’harmonie avec la nature ».
Le « buen vivir » considère que « le développement » menace d’anéantir lentement la vie communale et culturelle des communautés indiennes. Il est hostile au luxe, à l’opulence, au gaspillage, au consumérisme… Ce constat pose surtout les questions suivantes : quel « développement » ? Pour quels besoins ? Avec quel cahier des charges ? Pour les militants du « buen vivir », si l’homme fait une pause, il constatera qu’il est au milieu d’un grand vide ontologique, intérieur et extérieur. Le « buen vivir » fait irruption pour contredire la logique capitaliste » suicidaire.
Cette forme de plénitude de vie, d’être ensemble, à parité, en équilibre matériel et spirituel, avec la nature, en symbiose avec les écosystèmes, l’eau, le soleil, les montagnes, les plantes, les insectes, les ancêtres ; porteuse de pratiques autogestionnaires, horizontales, de vie communautaire, peut-elle être importée ?
L’expression « buen vivir » ne peut être traduite en français par « bien être », « vivre bien », « vivre mieux », mais plutôt par : « la vie belle », « la vie bonne », « les jours heureux » (intitulé du programme du Conseil National de la Résistance). Avec le « buen vivir », le bonheur est dans la révolution, dans le « dénéolibéralisme », la « démarchandisation »… Les peuples hier colonisés, asservis, « apportent aujourd’hui, à partir de leur vision du monde, des mots pour collaborer à la solution des problèmes crées par les colonisateurs », et ce du point de vue « des exclus, de la périphérie ».
Le concept andin de « buen vivir », fortement poétique, culturel, échappe à une conception strictement rationaliste de la vie. Il ne peut donc être posé, analysé isolément. Il doit être contextualisé, comme le souligne la sociologue équatorienne Irene Leon.
Le système néolibéral actuel est dans le mur, tous les feux sont au rouge. Le capitalisme ne peut être, pour le « sauver », ni « verdi », ni « humanisé », ni « moralisé ». Sa crise systémique, intégrale, exige des solutions, des débats, nouveaux, radicaux. Elle nous oblige à réfléchir à une nouvelle économie des besoins, à des modes de développement plus justes, plus rationnels, plus économes en énergie, moins polluants, moins « extractivistes ». Crise de civilisation, elle exige sans attendre une réponse « civilisationnelle », un défi historique : celui de construire une nouvelle civilisation, basée sur une (des) cosmovision(s) tendant à l’harmonie, aux échanges équilibrés entre les êtres humains, avec soi-même et la nature. La crise invite à la recherche d’un socialisme inédit, d’un « mode de production, reproduction et accumulation, toujours en équilibre avec la nature ».
Les résultats des changements en Bolivie sont déjà palpables. La révolution en marche ouvre des horizons nouveaux ; elle a remis le pays à l’endroit et fait passer en cinq ans la « pauvreté modérée » de 60,6% à 49,6%, et la « pauvreté extrême de 38% à 25%. Près d’un million de personnes sont ainsi sorties de la pauvreté. La nationalisation des hydrocarbures, de l’électricité, des télécommunications, des mines, ont permis à l’Etat de multiplier les investissements publics7. « La dichotomie nationalisation ou privatisation des richesses naturelles d’un pays, reflète une lutte à mort entre deux pôles opposés afin de contrôler les profits générés par ces matières premières et d’en bénéficier », écrit le vice-président. Il plaide pour des « pratiques délibératives » plus qu’électorales, « la dépersonnalisation du pouvoir, sa révocabilité consensuelle, la rotation des responsabilités ».
Résonnances françaises
Finie l’époque de « l’intelligence esclave » du Tiers-Monde, où ce dernier « regardait avec les yeux de l’Europe, dégustait la nourriture avec un goût européen, sentait avec l’odorat européen (…) où tout provenait d’Europe ». L’eurocentrisme n’est plus ce qu’il était ! L’Europe est devenue pour de nombreux peuples du Sud, un contre-modèle, l’arrière-cour des Etats-Unis. L’omelette s’est renversée. L’Amérique du sud produit des idées novatrices qui suscitent débat mondial.
La richesse sémantique des concepts andins de « Sumak Kawsay » ou « Suma Qamaña » ne peut donc être résumée à elle seule par l’expression « buen vivir ». « Ce concept échappe à la structuration rationaliste de la vie, pour s’ancrer dans la sphère poétique, qui à son tour met en lumière d’autres significations, produit d’autres contenus sémantiques, qui, quand à eux, naissent de priorités vitales ». « Etre- tout en étant- joliment, ou la plénitude de « estar siendo », de la conscience d’être, ces nouvelles façons d’interpréter le Sumak Kawsay nous invitent à imaginer des horizons différents, où la composante esthétique détermine la composition éthique, et la possibilité d’une posture politique ».
En France, le « vivre bien » a un tout autre contenu ; il signifie voir ses besoins physiques, matériels, intellectuels, satisfaits quantitativement, ne pas avoir de problèmes financiers, pouvoir consommer sans restriction, sans privation, sans frustration, vivre à l’aise et sans grands soucis matériels. Des générations de militants se sont battues pour que les salariés, les prolétaires, puissent vivre sans peur du lendemain, pour construire un « Etat de bien-être social », arracher un meilleur partage de la « valeur ajoutée », des augmentations de salaire, des acquis sociaux, des protections collectives. Dans cette lutte de classe opiniâtre, sans cesse recommencée, le quantitatif était et reste inséparable du qualitatif. Sans cette résistance quotidienne au capitalisme exploiteur, à son accumulation illimitée de profits, la paupérisation serait encore plus grande. Pour la majorité des exploités, en France, le « vivre bien » a surtout une connotation matérielle.
Le « buen vivir », la décroissance, la lutte contre le consumérisme effréné, le productivisme prédateur, sont des concepts plus ou moins bien acceptés selon que les besoins matériels de tel ou tel individu sont satisfaits ou pas. Comment se battre contre le « consumérisme » alors que dix millions de Français pauvres en sont précisément quasiment exclus ? Peut-on vivre bien avec moins ?
Peut-on vivre bien sans être égaux, dans la jungle des sociétés de classe ? Comment « déséconomiser » nos vies ? Comment mettre au point et utiliser des paramètres adéquats, des « indicateurs du bien-être » des individus et des ménages, qui puissent servir dans des contextes culturels, géopolitiques différents ?
En France, par exemple, l’expression « la belle vie » a été utilisée et cuisinée à toutes les sauces, jusqu’à satiété, pour faire oublier inégalités, chômage, précarité, exclusion, réalités sociales du capitalisme. La « belle vie » a été chantée, sur des paroles affligeantes, par Sacha Distel, elle est le titre du premier long métrage de Robert Enrico, de la série télé, à succès, de France 3. Elle sert d’exutoire à l’exploitation et contribue à la dépolitisation, à l’aliénation.
Pour les acteurs des révolutions latino-américaines, le « buen vivir » représente UNE alternative de civilisation. « Une, et pas : « la ». On ne saurait donc, par effet de mode, ou mimétisme, importer mimétiquement un modèle et le plaquer sur des réalités exogènes. Le « buen vivir » , un « pachamamisme à la française », avancent certains, peuvent difficilement fonctionner dans une société capitaliste.
Le président Evo Morales a avancé « dix commandements » pour « sauver le monde », on ne peut plus clairs. En premier : « en finir avec le capitalisme », l’impérialisme, le colonialisme, faire de l’eau (être vivant) un bien commun et un droit pour toutes les formes d’existence, générer des énergies « propres », économiser l’énergie, faire que les services de base : eau, lumière, éducation, santé, deviennent des droits humains relevant du service public, prioriser la consommation des productions locales, respecter la diversité culturelle et économique, vivre en harmonie avec la Mère terre et le Cosmos… En aymara l’eau, c’est Jalu Tata, qui signifie « Père pluie », et « Quta Mama », qui signifie « Mère eau ». Dans les cosmogonies andines, l’eau est un être sacré, donc un droit communautaire et universel, un bien commun. Les montagnes, la cordillère, sont des lieux animés par les esprits des ancêtres, et se transforment à leur tour en « Apus » (grands pères en quechua) et en « Achachilas » et « Awichas » (grands pères , également, en aymara) donc : les Andes sont sacrées, comme le Lac Titicaca, le « tata » Inti. qui domine et protège La Paz…
Les « dix commandements » avancés par le président Morales pour changer la vie, rappellent que le contrôle populaire des moyens de production reste l’une des conditions pour bâtir des sociétés harmonieuses, égalitaires, complémentaires. Le concept du « buen vivir », cette cosmogonie du bien commun, suppose donc, pour sa matérialisation, des ruptures avec les logiques et idées « bourgeoises » dominantes, la construction de « territoires libérés », vers une société du « commun », de la socialisation, de l’élargissement et de la gratuité des services publics, du partage : le socialisme, que l’on l’affuble des qualificatifs « andin », « bolivarien », « communautaire », « indo-américain », ou « du 21ième siècle ».
Comment mettre en place des relations d’harmonie dans une société minée par la financiarisation, la course au profit, la concurrence, la marchandisation de tout, la guerre de tous contre tous ? Les relations d’harmonie et d’interdépendance des êtres humains et de tous les êtres vivants, les liens retissés, les nouveaux droits économiques et sociaux, mais aussi les droits de la nature, intrinsèques au « buen vivir », passent par la mise en cause de la course effrénée aux profits maximum et des rapports de production capitalistes, prédateurs de l’homme et de la nature ; au final : le choix du socialisme. La pleine réalisation de soi nécessite celle des autres, de tous les potentiels humains et de la nature, la création de nouvelles valeurs humaines, morales, spirituelles, incompatibles avec les valeurs dominantes du capitalisme : concurrence, individualisme, hiérarchisation, marchandisation… Il convient donc de donner un nouveau sens à tout, d’inverser les logiques à l’oeuvre. Dans la Constitution équatorienne, par exemple, les droits de la nature sont reconnus.
Des chercheurs marxistes, comme Michael Lowy, considèrent à juste titre que « la question écologique est le défi le plus important pour un renouvellement de la pensée marxiste au 21ème siècle ».
Quel « progrès » ?
De nombreux intellectuels, pas seulement latino-américains, militants, dirigeants, approfondissent ce concept de « buen vivir » (ancré dans les communautés indiennes depuis des siècles), ce « modèle » de société, qui va à rebrousse-poil du monde actuel, et qui prône le « vivre ensemble » dans l’éthique, la solidarité, la juste mesure. La croissance économique ne peut à elle seule éliminer la pauvreté, amener le progrès. Il peut y avoir à la fois croissance économique et progression des inégalités. Il faut donc donner au « progrès » (ou plutôt aux progrès), un nouveau contenu, de nouveaux objectifs, en évaluant ses limites, ses coûts sociaux, environnementaux. Le progrès ne saurait être mesuré seulement en termes d’accumulation de biens. La décroissance, étudiée et prônée par des chercheurs comme Paul Ariès, est une nécessité, pas une option. Jean-Luc Mélenchon considère qu’il faudra modifier les processus de production pour décroître de façon continue, d’abord sur le superflu.
L’abondance matérielle est aujourd’hui l’apanage d’une étroite minorité, alors que la majorité est victime de politiques austéritaires, et que le capitalisme globalisé prend l’eau de toutes parts. Près de dix millions de Français sont exclus d’une consommation qui ne leur permet pas de « joindre les deux bouts ». Le problème réside donc moins dans la limitation de la consommation que dans le type de consommation à mettre en place, hors aliénation marchande. Lorsque les priorités et investissements seront décidés par la population et non par les lois du marché, on ne sera pas loin du « buen vivir ». Michel Lowy rappelle que pour Marx la croissance n’était pas une croissance illimitée de biens ; il mettait l’accent sur les « valeurs qualitatives », la satisfaction des nécessités. Selon M. Lowy, on fait à Marx un faux procès en l’accusant de « productivisme ». Il dénonçait la logique de la production pour la production et l’accumulation du capital comme une fin en soi, priorisait la valeur d’usage, la préservation de la nature…
Peter Mertens , auteur de « Comment osent-ils », avance : « Lorsque la société reprend le contrôle des moyens de production-une production hautement développée avec d’immenses possibilités-, les gens ne sont plus dépendants de leur statut social, de la richesse qu’ils héritent ou de facteurs externes à eux-mêmes, comme c’est aujourd’hui le cas. Dans une vision où la solidarité est un fondement, une personne dépend des seules choses dont un être humain devrait pouvoir dépendre : sa propre créativité, sa propre activité, son propre auto-déploiement. C’est seulement alors que l’homme peut réellement construire sa propre vie ».
L’écosocialisme
L’écosocialisme, qui est souvent associé au « buen vivir » en Amérique du sud, englobe à la fois une réflexion critique et une stratégie de lutte. Comment dépasser le mode de production et de consommation dominant, néfaste, et en expansion permanente ? L’éco-socialisme relève pour l’heure plus d’une recherche que d’un modèle abouti. Il part du constat d’une « crise de civilisation » induite par le capitalisme financier ; ce dernier marchandise tout, et sa course aux taux de profits les plus élevés possible, à l’accumulation illimitée du capital, s’avère destructrice non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour l’ensemble des écosystèmes. Et pour les bases mêmes de la vie.
Karl Marx dénonçait déjà la contradiction ravageuse entre les forces productives et les conditions de production, la logique folle de la production pour la production, de l’accumulation comme une fin en soi, et, contrairement à la critique si souvent ressassée, ne prônait nullement une croissance quantitative illimitée des biens. Les avancées du progrès technique devaient servir aussi des objectifs qualitatifs : réduction de la journée de travail, etc.
La question écologique est vécue en Amérique du sud comme l’un des principaux défis à relever afin de renouveler la pensée de gauche. Pour le président Chavez : « Le socialisme du XXIe siècle doit être nécessairement écologique ». Historiquement, ici comme ailleurs, le mouvement ouvrier, les partis marxistes, sont marqués par une sorte d’optimisme productiviste et la croyance en une croissance sans limites, afin de satisfaire les besoins, reléguant de fait la thématique écologique.
En mai 2007, se tenait au siège de la compagnie pétrolière d’Etat vénézuélienne (PDVSA), un important forum « Eco-socialisme du XXIe siècle », pour envisager des solutions à la crise écologique du capitalisme. En juin 2009, un nouveau forum, à Caracas, prolongeait cette réflexion visant à fondre en un seul concept l’écologie et le socialisme, afin de « retrouver » l’harmonie nécessaire entre l’homme et son environnement. Cela va donc au-delà d’une simple stratégie d’alliance entre les « rouges » et les « verts ». Le marxisme est ouvertement revendiqué, et la notion de « capitalisme vert », avancée par les classes dominantes pour tenter de sauver le système, considérée comme une illusion, une tromperie.
L’éco-socialisme suppose, pour ses penseurs latino-américains : les Brésiliens Michael Lowy, Joao Alfredo Telles Melo, l’Equatorien René Ramirez , les Vénézuéliens Miguel Angel Nuñez, William E. Izarra, A. Bansart, Francisco Velasco, Nestor Francia… la propriété collective des grands moyens de production, une planification démocratique et écologique, la maîtrise par le peuple des priorités économiques et sociales, des décisions d’investissement, la réorganisation du mode de production sur la base des nécessités réelles et des valeurs d’usage, la réorientation de la politique énergétique, des transports…
Ce que l’on appelle « l’anti-productivisme de gauche » nous vient paradoxalement de ces pays encore pauvres qui cherchent des alternatives au développement capitaliste. Ils mettent en question le « toujours plus » du capitalisme, le développement « illimité », le colonialisme néolibéral, le « fétichisme de la marchandise », analysé par Marx.
En Equateur, en Bolivie, comme le souligne le Vénézuélien Andrés Bansart, « l’écosocialisme » se construit à partir de la « communauté de base ». Cette théorie politique et cette vision du monde sont liées à un espace, à un territoire : « les Amériques ». Ce socialisme autochtone se construit ici et maintenant, « à partir de nous-mêmes », par la déconstruction des rapports de domination, de dépendance, d’exploitation, par la convergence de résistances de tous les jours, et la recherche d’alternatives écologiques, économiques, éthiques, sociales, politiques. Faut-il attendre le « grand soir » pour les mettre en place dans des « territoires libérés » ? Nous ne le pensons pas. L’exemple de Marinaleda, village « anticapitaliste », « coopératif », autogéré, en Andalousie, prouve que c’est possible et nécessaire. N’attendons pas « les consignes ». Multiplions les expériences locales de développement équitable, durable, de préservation des ressources naturelles, de pratiques économes en énergie, de recherche de circuits de production et de commercialisation « courts », sans intermédiaires, stimulons les relocalisations, les projets de mise en commun, les coopératives… Cela n’implique nullement l’autarcie.
Isabel Rauber, pionnière des recherches sur ces thèmes, considère « qu’un autre monde sera possible si nous le transformons radicalement, à partir ne nous-mêmes, de nos organisations sociales et politiques, et dès aujourd’hui »18. Dépasser la civilisation capitaliste implique de commencer à bâtir un nouveau mode de vie, une société et un monde « horizontaux », ce que Isabel Rauber appelle « des révolutions à partir d’en bas ». « L’écosocialisme est un système qui se préoccupe, en même temps, de l’équilibre écologique et de l’équité sociale (…) Il est impossible de régler les problèmes environnementaux sans régler les problèmes sociaux et vice-versa ». Il est donc clair que le « buen vivir » ne saurait être conçu comme un retour en arrière, comme un enfermement communautariste, comme une enclave « hors société », comme un « modèle » transposable partout tel quel.
« Buen vivir » et « écosocialisme » permettent de passer de l’utopie, de la nécessité politique, à la « planification écologique ». Ils apportent une réponse globale, fondée sur la liberté individuelle, l’initiative des citoyens, loin de toute « écologie punitive », culpabilisatrice.
La plupart de leurs promoteurs insistent sur la nécessité de récupérer le passé (ici indigène), mais sans le mythifier. Le « buen vivir » doit s’ouvrir aux nouveaux droits du 21ème siècle, aux progrès scientifiques, technologiques, maîtrisés par le contrôle populaire, l’autogestion et aller de pair avec la justice sociale, la centralité de l’homme et du travail libéré. Le « buen vivir » ne peut rester passif, indifférent aux conflits sociaux, aux contradictions de classe. A lui seul, il ne peut permettre de construire un « Etat de bien-être social »
Au-delà de la théorisation, l’éco-socialisme et le « buen vivir » sont une volonté politique et un chantier à ciel ouvert. Au Venezuela, depuis plus de six ans, la « Mission Arbre Socialiste », présentée comme un « programme écosocialiste », reforeste. Le « pouvoir populaire », les « conseils communaux » peuvent décréter protégées des « zones boisées ». Les communautés de base sont impliquées dans la protection des systèmes environnementaux, la gestion de l’eau potable (« Comités techniques de l’eau »), de la biodiversité… 4696 comités « conservationnistes », financés par l’Etat et autogérés, assurent la maîtrise collective de l’environnement. La « Mission Arbre Socialiste » a reboisé 31.266 hectares par le biais de « Journées (populaires) de plantation ». Elle s’occupe également de recueillir les semences.
Au Venezuela, l’écosocialisme est intégré au « Deuxième plan socialiste de la patrie, 2013-2019″. L’Equateur, lui, avait lancé en 2007 l’Initiative « Yasuni-ITT », consistant à ne pas exploiter d’importantes réserves pétrolières dans une région amazonienne (parc national) riche en réserves de biodiversité et donc protégée. A charge pour la communauté internationale d’abonder à hauteur de 50% un « Fonds de compensation ». Cela aurait permis la diminution de l’émission de gaz à effets de serre, la préservation de la couche d’ozone, du climat… Belle et novatrice, l’idée a fait flop (abandonnée en août 2013), devant le peu d’enthousiasme des « pays riches ».
La Bolivie est elle aussi pionnière : elle a intégré ces priorités, ces valeurs écosocialistes, dans sa Constitution interculturelle, pluriethnique et plurinationale (promulguée le 9 février 2009). Evo Morales s’est fait le champion de la « réconciliation » de l’écologie et de l’anticapitalisme. Après l’échec du Sommet de Copenhague en 2009, le président bolivien prit l’initiative de réunir à Cochabamba un ’Contre-sommet’ des organisations de défense de l’environnement, des mouvements sociaux, de la « société civile »… Il y proclama que l’ennemi principal de l’environnement est le capitalisme. Les articles constitutionnels boliviens 346 et 347 (Titre 2) stipulent que les ressources naturelles (hydrocarbures, eau, air, sol, sous-sol, spectre électromagnétique, les bois, les forêts) relèvent de la propriété sociale directe indivisible et imprescriptible du peuple, dont la gestion revient à l’Etat. Dans les faits, elles deviennent des biens communs. L’article 371 (Chapitre 5) établit que « les ressources hydriques ne pourront faire l’objet d’une appropriation privée », etc.
Toutefois, les contradictions du développement nécessaire, les grands projets d’extraction minière ou d’hydrocarbures au Venezuela (projet d’exploitation de charbon dans la Sierra de Perijá, le plan « Siembra petrolera 2005-2030″), la construction d’infrastructures routières en Bolivie, suscitent la mobilisation des organisations écologistes et des communautés indigènes, inquiètes de l’impact de ces activités d’extraction et de ces grands projets énergétiques. Ces dernières contestent le « schéma d’extraction » massive, toujours employé malgré les engagements écosocialistes gouvernementaux. Cela oblige à exploiter après consultation et avis des communautés, de tous les protagonistes, de façon rationnelle, « soutenable ».
Le retour au communautarisme ?
Le spécialiste Sebastian Endara souligne que les implications conceptuelles et politiques du « buen vivir » sont souvent mal interprétées, alors qu’elles n’évacuent pas le dépassement des contradictions de classe, mais portent le projet de construction d’une économie populaire et solidaire, socialisée, d’un « être humain intégral », d’un vivre bien ensemble
Dans les pays où les traditions et pratiques communautaires sont fortes, elles doivent se transformer peu à peu, selon les dirigeants boliviens, en « pouvoir économique ».
Que signifie et qu’implique « construire le communautarisme » dans nos contextes européens ? Le « communautarisme », nous le comprenons comme une société autogérée, vivant des valeurs humanistes, et respectant la vie. Donc : pas d’issue définitive dans le capitalisme.
Le vice-président Garcia Linera (ex-guérillero), l’une des principales figures de la gauche latino-américaine, un producteur d’idées en prise avec les réalités, reconnaît la complexité de la tâche, « les tensions qui font avancer », et envisage une transition très longue vers la société nouvelle. Il met l’accent sur les risques de « corporatisme sectoriel ». Pour les dirigeants de « l’Etat plurinational de Bolivie » (36 nations indigènes), la boussole reste les plus opprimés : la majorité, et le socle du pouvoir : « indopopulaire ». Le nouvel « Etat-Syndicat », l’ »Etat social », n’est pas un état de castes, mais un Etat pour tous.
Les concepts sont le fruit et le reflet d’une société et d’une époque : ainsi, si à juste titre le terme sociopolitique « communautarisme » effraie, dans le monde occidental, renvoyant à la « défense » de minorités ethniques, culturelles, facteur de fragmentation, de repli identitaire, de ghettoïsation, d’éclatement du cadre républicain, il serait erroné de transposer mécaniquement ces idées nées de la réalité des communautés indigènes. De plus, la notion de communauté est liée à un territoire : dans les Andes, c’est « l’ayllu ». Dès lors que l’on privilégie ce lien territorial, il semble possible, y compris dans le cadre d’un Etat fort, de mettre en place des structures, des enclaves d’autogestion, liées à des « communautés », qui pourraient être des quartiers, des entreprises, des centres de recherche, des villages, des exploitations agricoles, etc., de promouvoir ces enclaves « non capitalistes » ouvertes et coopérant entre elles, partout où cela est faisable, pour faire la preuve, sans attendre, que « notre monde est possible ».
Si le socialisme est un mouvement long de dépassement du capitalisme et non « un grand soir », alors l’avenir peut commencer aujourd’hui, par la mise en place « d’espaces libérés », fonctionnant collectivement, équitablement, humainement, horizontalement, délibérativement et respectueusement des autres : êtres humains , vivants, et nature.
Jean Ortiz (pour LGS).
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A lire aussi :
Source : http://www.lesarkophage.com/f/index.php?sp=textes&zoom=15&PHPSESSID=e78e3dea5304fbc5a9d7ab3f8f75256d
ENTRETIEN CROISÉ ENTRE ALBERTO ACOSTA, MATTHIEU LE QUANG ET PAUL ARIÈS*
Entretien paru dans Le Sarkophage
Paul Ariès : Comment est né le mouvement pour le Buen Vivir en Équateur ? Voyez-vous des liens avec ce qui se passe dans d’autres pays comme le Venezuela ou la Bolivie? Peut-on dire que les communautés indigènes ont davantage porté ce mouvement que le reste de la population ?
Alberto Acosta : Le Buen Vivir n’est pas une originalité, ni une nouveauté des processus politiques du début du XXIe siècle dans les pays andins. Le Buen Vivir fait partie d’une longue recherche d’alternatives de vie concoctées dans la chaleur des luttes populaires, notamment indigènes.
Matthieu Le Quang : Le Buen Vivir est un concept plus qu’un mouvement. Ce concept, d’abord porté par les mouvements indigènes et écologistes en Équateur ainsi que d’autres organisations sociales, a été repris par le gouvernement de Rafael Correa, notamment pour rebaptiser le plan de développement, le « Plan National pour le Buen Vivir ». C’est un concept qui est une traduction métisse du Sumak Kawsay venant des différentes cultures indigènes, surtout andines. Mais il reprend aussi des propositions nées en Europe dans les années 1960 comme la critique du productivisme, du développement, etc. On retrouve ce concept de Buen Vivir en Bolivie avec le Sumak Qamaña sur lequel s’appuie Evo Morales. Ce n’est pas le cas au Venezuela, pays dans lequel les cultures indigènes sont plus minoritaires.
PA : Quelle définition donnez- vous du « Buen Vivir » ? Seriez- vous d’accord pour dire que cette revendication du « Buen Vivir » marque à la fois une critique de la société de consommation (Bien être) et un retour de la morale en politique ?
AA : Le Buen Vivir constitue un pas qualitatif important en dissolvant le concept traditionnel de progrès et de développement, ainsi que leurs multiples synonymes. Mais il ne fait pas que les dissoudre, le Buen Vivir propose une vision différente, beaucoup plus riche en contenus et, bien sûr, plus complexe. L’enjeu avec le Buen Vivir n’est pas simplement une production croissante et permanente de biens matériels, mais la satisfaction des besoins fondamentaux des êtres humains, en vivant en harmonie avec la nature. Partant, le Buen Vivir a une transcendance plus grande que la seule satisfaction des besoins et l’accès aux services et biens matériels. Le Buen Vivir, en tant que nouvelle forme d’organisation de la société, implique l’expansion des potentialités individuelles et collectives, celles qu’il faut découvrir et encourager. Il ne faut pas développer la personne, la personne doit se développer elle-même. Pour réussir cela, comme condition fondamentale, chacun doit avoir les mêmes possibilités de choix, même s’il n’a pas les mêmes moyens.
MLQ : Le Buen Vivir implique nécessairement une vie en société, un « nous » collectif qui débouche sur une meilleure harmonie entre êtres humains, mais aussi entre les êtres humains et leur environnement et donc la nature. Le Buen Vivir est une critique radicale de la société de consommation et du productivisme qui soumettent les personnes à des besoins illusoires, mais aussi la nature à l’homme afin de produire indéfiniment des ressources. Il implique un nouveau modèle de civilisation dans lequel l’oisiveté aurait une place importante tout comme des choses qui n’ont pas de prix comme les sentiments. La société du Buen Vivir a pour f in le bonheur de l’être humain. Ce bonheur ne correspond pas à la recherche de la richesse et de la croissance, mais à améliorer les relations entre les êtres humains et entre eux et la nature. Et tout cela dans une démocratie qui soit à la fois représentative, participative et directe qui recherche l’unité dans la diversité, la solidarité et une meilleure coopération entre les personnes.
PA : Je dis parfois que le socialisme se conjugue encore au pré- sent en Amérique latine et centrale qui ont su marier une cul- ture de gauche avec des cultures populaires (indianité notamment). Pensez-vous que les gauches internationales aient perdu en partie ce contact avec les « gens de peu » ?
AA : Sans nier totalement l’affirmation de Paul Ariès, il faudrait se demander si, réellement, on est en train de construire le socialisme dans les pays progressistes d’Amérique latine. Dans ces pays, c’est plus le discours sur le « socialisme du XXIe siècle » qui existe que la pratique elle-même d’un socialisme quelconque. Par exemple, de manière lamentable, l’extractivisme du XXIe siècle reste très marquant alors qu’il est une modalité d’accumulation que dénonce justement le Buen Vivir. Il manque à la gauche dans le monde plus de respect pour les processus populaires, mais aussi plus de créativité et surtout plus d’humilité.
MLQ : Les différentes gauches en Amérique latine s’appuient sur des expériences de luttes, notamment contre les ravages des politiques néo-libérales des années 1980 et 1990. Toutefois, avec la pratique du pouvoir, même les gouvernements les plus proches des mouvements sociaux (comme en Bolivie ou au Brésil) s’en éloignent pour diverses raisons. Le temps politique est plus lent que la volonté des gouvernés. Le discours est difficile à mettre en œuvre. Sortir du néo-libéralisme n’est pas si facile et la transition peut prendre du temps. En Équateur, par exemple, on se trouve en ce moment dans une transition vers le post-néo-libéralisme sous l’impulsion de différentes politiques publiques d’investissement dans le social, l’éducation, la santé, les infrastructures et un retour de l’État dans la régulation de l’économie. Ce qui est intéressant et qui différencie l’Équateur des autres gauches (Venezuela, Bolivie ou autres), c’est qu’en plus de savoir d’où on part et vers quelle société nous voulons aller, le gouvernement a mis en place un plan de « développement » sur 20 ans, qui pense cette transition vers la société du Buen Vivir.
PA : Le « Buen Vivir » va de pair avec la reconnaissance de la nature comme personne juridique. Faut-il penser pourtant cette nature indépendamment des humains ou défendre, au contraire, l’idée d’une Terre pour l’humanité ?
AA : L’humain se réalise dans la communauté, avec et en fonction des autres êtres humains, sans pré- tendre dominer la nature : l’humanité n’est pas en dehors de la nature, elle en fait partie. L’actuel et profond divorce de l’économie et de la nature doit être dépassé en sauvant les vraies dimensions de la soutenabilité. Celle-ci exige une nouvelle éthique pour organiser la vie même. On est forcé de reconnaître les limites biophysiques des activités développées par les humains. La réalité nous démontre, jusqu’à satiété, que la nature a des limites. Et ces limites, atteintes rapidement par les styles de vie anthropocentriques, particulièrement exacerbées par les demandes d’accumulation du capital, sont de plus en plus notables et insoutenables.
La tâche est à la fois simple et très compliquée. Au lieu de maintenir le divorce entre la nature et l’être humain, la tâche passe par le fait d’aller de nouveau à sa rencontre, ainsi que d’essayer de nouer le gros nœud rompu par la force d’une conception de vie – la capitaliste – qui a été prédatrice et bien sûr intolérable. Pour réussir cette transformation civilisatrice, la démarchandisation de la nature devient indispensable. Les objectifs économiques doivent être subordonnés aux lois de fonctionnement des systèmes naturels, sans perdre de vue le respect de la dignité humaine et l’amélioration de la qualité de vie des personnes. La croissance économique est à peine un moyen, pas une fin. Écrire ce changement historique est le plus grand défi de l’humanité si nous ne voulons pas mettre en danger l’existence même de l’être humain sur terre.
MLQ : On ne peut penser la nature indépendamment de l’être humain pour deux raisons : les actions d’une personne ont une influence directe sur la nature et l’être humain lui-même fait aussi partie intégrante de cette nature. La notion d’écosystème nous révèle la dépendance de l’être humain par rapport à son environnement. C’est pourquoi il faut lutter pour la reconnaissance des droits de la nature ou des droits de la Terre, selon Geneviève Azam, afin de reconnaître la Terre elle-même comme un « bien commun » mon- dial qu’il faut protéger et donc sortir des logiques du marché.
PA : La gauche européenne est partagée au sujet d’un nouveau paradigme : celui de la gratuité de l’usage face au renchérissement ou à l’interdiction du mésusage. Cette idée qu’il faudrait rendre gratuit (une gratuité économiquement, politiquement, culturellement construite) ce qui correspond aux besoins sociaux (davantage que vitaux) et renchérir voire interdire le mésusage évoque-t-elle quelque chose pour un théoricien du Buen Vivir ?
AA : La gratuité des services publics, par exemple, qui me paraît en effet indispensable, ne peut pourtant pas être vue comme faisant partie de politiques clientélistes de la part de gouvernements d’essence autoritaire quel qu’ils soient… La gratuité doit être la reconnaissance du droit à la vie, du droit à la santé, à l’éducation, à l’habitat… L’eau est par exemple un droit humain fondamental, donc elle ne doit pas être privatisée.
PA : Diriez-vous que les partisans du Buen Vivir sont d’abord des personnes qui remettent en cause l’idéologie croissanciste avec notamment le principe de non-extraction des ressources rares, dangereuses et polluantes ? Ne faut-il pas dire en même temps que la première des décroissances doit être celle des inégalités ?
AA : Commençons par souligner que c’est inapproprié et hautement dangereux d’appliquer le paradigme du développement comme il a été conçu dans le monde occidental. Dans ce contexte, il faut donc se questionner sur la croissance économique conçue comme la catégorie centrale de la vie des sociétés. Ce paradigme du développement n’est pas synonyme de bien-être pour toute la collectivité. De plus, la même idée du progrès, entendue comme l’accumulation permanente de biens, est en train de mettre en danger la vie de l’humanité à travers de nombreuses détériorations de l’équilibre écologique global. Depuis cette perspective, on ne peut accepter la notion tellement rebattue de « développement durable » que comme une étape de transition vers un nouveau paradigme totalement distinct du capitalisme, dans lequel les dimensions d’équité, de liberté et d’égalité seraient intrinsèquement présentes, en y incluant bien sûr la soutenabilité environnementale. Un processus qui réduise à la fois cette dynamique d’accumulation, mais aussi les inégalités et les iniquités existantes dans tous les domaines de la vie humaine, que ce soit dans les champs économique, social, intergénérationnel, de genre, ethnique, culturel, régional, etc. Ce défi doit être assumé globalement. En syntonie avec ces propositions, si on accepte que le Buen Vivir doit avoir une transcendance globale, il faut impulser le principe de citoyenneté universelle, de libre mobilité de tous les habitants de la planète et la fin progressive de la condition d’étranger comme élément transformateur des relations inégales entre les pays, spécialement dans les relations Nord-Sud.
PA : Quelles sont les forces politiques et sociales qui peuvent porter ce mouvement ? Quelles sont celles qui s’y opposent (à gauche notamment) ?
AA : Les secteurs populaires sont par essence porteurs de ces processus de changement dans la mesure où ils comprennent qu’il faut dépasser les visions anthropocentriques d’organisation de la vie. Dans l’opposition, se trouvent tous les groupes, même de la gauche traditionnelle, incapables de comprendre l’impérieuse nécessité de réaliser cette transition de l’actuel anthropocentrisme vers le biocentrisme, peut-être d’ailleurs faudrait-il mieux parler d’un socio- biocentrisme. Cette transition nécessaire exige un processus soutenu et pluriel. Notre travail est d’organiser la société et l’économie en préservant l’intégrité des processus naturels. Et tout cela en améliorant les conditions de vie de tous les habitants de la planète.
MLQ : Les partis de la gauche traditionnelle ne comprennent pas que le socialisme peut être aussi productiviste. C’est pour cela que le mouvement éco-socialiste (écologie et socialisme) est celui qui peut le mieux porter ce concept de Buen Vivir en luttant à la fois contre le marché et le tout-État, en prônant la lutte contre les inégalités grâce à une meilleure répartition des richesses économiques, tout en respectant la nature et ses cycles de reproduction, etc.
PA : Vous dites que le Buen Vivir et le plan ITT ne pourront réussir que si nous sommes conscients qu’on ne pourra plus vivre dans le futur de la même façon, qu’il faut donc changer nos modes de vie, et avant tout notre conception même de la vie. En quoi les cultures populaires peuvent-elles être des ressources indispensables ? Est-ce parce que les plus pauvres sont les premières victimes de l’effondrement environnemental ou parce que subsiste- raient des cultures non (ou moins ?) productivistes dans ces classes sociales, cultures cependant en voie d’extinction ? Est-ce aussi à ce titre qu’il faut contester l’européanocentrisme et comment le faire ?
MLQ : Il serait plus exact de parler de contestation de l’occidentalocentrisme. L’Initiative Yasuní- ITT est étroitement liée au Buen Vivir car elle s’attaque à une ressource naturelle qui est la base de la société capitaliste productiviste occidentale : le pétrole. Elle propose de passer à une société post- pétrolière à partir des changements dans les matrices énergétique et productive pour aller vers une société de la bioconnaissance, entendue comme la connaissance pour la vie. L’écologie du pauvre (cf. les travaux de Joan Martinez Alier) s’appuie en effet sur les cultures populaires, car ce sont les plus pauvres qui sont les plus touchés par les dommages du réchauffement climatique. Face à cela, ils développent des résistances et surtout des alternatives comme le recyclage par exemple, ou le fait de se nourrir à partir de ce que nous donne la nature.
PA : Seriez-vous d’accord pour dire que Cancun aura été finalement un anti-Kyoto ? Comment peut-on sortir par le haut du refus de « marchandiser » le climat ?
AA : Kyoto, c’est déjà du passé. Il a accompli un rôle, mais ce n’est pas la solution. Souvenons-nous que même les
États-Unis, les plus grands pollueurs directs et indirects de la planète, n’ont pas souscrit à cet Accord. De plus, avec Kyoto, même d’une manière frauduleuse, seul le thème de la réduction des émissions a été abordé : je paye pour pouvoir continuer à polluer, c’était la devise dominante.
MLQ : Ce qui est dérangeant depuis l’échec du Sommet de Copenhague en 2009 c’est que le Protocole de Kyoto est devenu une référence qu’il faudrait absolument sauver et prendre en exemple. Certes, c’est le seul accord contraignant qui existe au niveau international, à l’exception importante des États-Unis, mais c’est un accord qui ne résout en aucun cas les problèmes d’émissions de gaz à effet de serre. La croyance dans le fait que le marché résout tous les problèmes, avec la création des marchés de carbone, a fait gagner beaucoup d’argent aux spéculateurs, mais n’a pas diminué les émissions. Peu de gagnants donc et une grande majorité de perdants. Le climat, tout comme la biodiversité, devrait être plutôt considéré comme un bien commun mondial, ce qui le sortirait automatiquement du marché donc de la logique de Kyoto. Les actions des uns sur l’atmosphère ont en effet des répercussions sur tous les autres. C’est pour cela que la proposition équatorienne des émissions nettes évitées, à travers l’exemple de l’Initiative Yasuní-ITT, est à prendre au sérieux et à étudier de très près.
PA : Que diriez-vous aux militants européens qui craignent que le plan Yasuni-ITT n’aboutisse, contre votre propre volonté, à marchandiser plus encore la nature ? Que voulez- vous dire lorsque vous écrivez que cette compensation que vous demandez aux pays riches n’est pas d’abord financière, mais la reconnaissance d’une dette écologique des pays dominants envers les pays les plus pauvres ?
AA : Cette Initiative, au moins dans la vision de rupture, ne marchandise pas la nature. Ce n’est même pas une compensation pour que l’Équateur assume la tâche qui lui corresponde, c’est-à-dire protéger l’Amazonie. C’est une proposition qui incorpore le principe de la responsabilité partagée et différenciée. Nous avons tous une responsabilité par rapport à la planète. Dans ce processus de rencontre de l’être humain avec la nature, un premier pas sera de reconnaître ces responsabilités. Les sociétés des pays riches, majoritairement responsables de la destruction environnementale, doivent assumer le gros du travail de protection et de réparation des dommages provoqués, notamment depuis 500 ans. L’idée de dette écologique arrive avec force : en gros, le Nord a une dette envers le Sud.
MLQ : L’Initiative ITT ne met pas de prix sur la biodiversité du parc Yasuní. En revanche, elle donne une valeur à cette biodiversité qui n’est pas une valeur d’échange, mais une valeur d’usage. Un des grands intellectuels marxistes équatoriens, Bolivar Echeverria, dans sa critique de la modernité, reprend la différence entre ces deux valeurs. En plus des deux principes exposés par Alberto, la coresponsabilité partagée, mais différenciée, et la dette écologique historique des pays du Nord envers le Sud, un des grands apports de l’Initiative Yasuni-ITT est de reconnaître la valeur de ne rien faire. Il faut éviter de produire alors qu’on sait qu’on peut le faire. Mais c’est mieux de ne pas le faire. Le fait de ne rien faire a une valeur et il faut donc reconnaître la valeur de la non- accumulation.
PA : La meilleure façon pour les Européens de soutenir le plan Yasuni-ITT, n’est-ce pas d’imposer que des mesures du même type soient adoptées en Europe ? Après la campagne « 1 000 Cancuns » de Via Campesina, ne faut-il pas lancer une campagne pour « 1 000 projets ITT » ?
AA : Quelle grande idée ! Que fleurissent 1 000 ITT !
MLQ : La meilleure façon pour les Européens de soutenir, c’est d’abord de permettre que cette utopie devienne réalité afin de pouvoir la reproduire (au moins l’idée) dans d’autres pays. Pour cela, il faut faire pression sur les différents gouvernements ainsi que sur les collectivités locales pour qu’ils contribuent financièrement au fonds Yasuní-ITT. Ensuite, ce serait aussi de se réapproprier les différentes idées de cette Initiative et de les débattre pour voir comment les appliquer dans nos sociétés. L’idée d’organiser « 1 000 projets ITT » à travers le monde serait géniale ! ■
* Alberto Acosta est le théoricien du Buen vivir et le père du projet Yasuni. Il a été ministre de l’Énergie et président du Conseil constitutionnel de l’Équateur.
Matthieu le Quang est chercheur. Paul Ariès, militant antiproductiviste