¤ Le savoir confisqué par la privatisation et la baisse des crédits de recherche publics. Exemple : la tribologie
Source : http://fr.wikibooks.org/wiki/Tribologie
Connaissez-vous la tribologie ? Il s’agit de la science et de la technologie qui étudient les frottements, l’usure et la lubrification. Autant dire une masse de connaissances très importante, pour les ingénieurs notamment.
Le lien ci-dessus est celui d’un wikilivre mis à la disposition du public, dans un but d’intérêt général, par Jean-Jacques MILAN.
Dans la première partie de son livre, M. Milan explique en quoi la tribologie est importante et aborde, dans la dernière partie de son livre, le problème de la confiscation du savoir au profit des firmes privées, enjeu crucial des années à venir. Au delà des enseignements exposés, qui sauront sans doute séduire les élèves ingénieurs, cette réflexion nous a semblé trés intéressante :
La tribologie dans la vie et dans l’enseignement
« Tout être humain pratique le frottement comme Monsieur Jourdain pratiquait la prose. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer à quel point nos gestes les plus courants intègrent les forces de frottement. Peu de gens en ont réellement conscience. Ces forces, techniciens et ingénieurs doivent apprendre à les utiliser autant qu’à les combattre. La maîtrise de l’usure et de la durée de vie des machines est d’ailleurs, dans nos Sociétés où l’humanisme cède trop souvent la place à des « valeurs » d’une toute autre nature, une arme économique redoutable.
(…)
La tribologie est trop peu enseignée, pour de multiples raisons. Les responsables des programmes pédagogiques ignorent eux-mêmes à peu près tout de ce domaine et de ses aspects économiques. L’absence presque totale de lois physiques reconnues interdit les brillants exposés magistraux et les savants calculs qui « valorisent » leurs auteurs ; la masse considérable de connaissances encyclopédiques nécessaire à un enseignement sérieux ne peut être acquise qu’au fil des années. Ici, l’expert que l’on interroge doit bien souvent avouer son ignorance ; avançant lui-même à tâtons, avec d’autant plus de difficulté qu’il s’est aventuré plus loin, il n’a pas le beau rôle. En outre, les données vraiment utiles sont plus dispersées dans le flot des publications et la masse des idées reçues que les pépites dans le sable des torrents.
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Questions de société …
Le coût très élevé des recherches tribologiques fondamentales, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan humain, explique que les lieux où l’on peut les entreprendre sont très peu nombreux. Voici une quinzaine d’années, deux laboratoires étaient particulièrement actifs dans ce domaine, l’un à Cambridge (Angleterre) et l’autre à Moscou. Tous deux ont apparemment sombré corps et biens, si l’on en juge par le tarissement brutal de leurs publications : le premier, à la suite de quelques années de politique « thatchérienne », le second, à la suite du naufrage de l’Union Soviétique.
Beaucoup d’organismes ou d’entreprises sont amenés, pour des raisons diverses, à faire de la tribologie appliquée à propos de tel ou tel de leurs produits, de leurs éléments de machines ou de leurs procédés de fabrication. Jusqu’au milieu des années 1980, beaucoup de ces recherches étaient largement publiées dans les revues de haut niveau qu’éditaient SKF (roulements à billes, à rouleaux et autres produits), Brown-Boveri (construction de gros matériel électrique, de locomotives, de centrales hydrauliques, thermiques, nucléaires, …), le Centre Technique des Industries Mécaniques (CETIM) et bien d’autres.
La plupart de ces périodiques ont purement et simplement disparu, les survivants ne contiennent plus que des banalités et de la publicité plus ou moins déguisée. D’autres revues techniques plus générales, qui se nourrissaient de ces publications, en faisaient connaître la substance au public, ont vu leurs sources d’informations taries et naturellement leur contenu s’est terriblement appauvri. C’est l’une des raisons (pas la seule) pour lesquelles la bibliographie mise à votre disposition pourra vous sembler dans l’ensemble relativement ancienne.
Vous n’y trouverez par exemple presque rien sur certains sujets comme les propriétés tribologiques des céramiques et des composites, matériaux très utilisés dans des domaines « sensibles » comme l’industrie aéronautique ou l’armement. Pourtant, les publications ne manquent pas (elles permettent comme on sait de « mesurer » l’activité des chercheurs) mais le lecteur le moins attentif aura tôt fait de remarquer qu’elles contiennent souvent des informations fort suspectes. L’explication est simple : faute d’un financement public suffisant, les recherches sont de plus en plus fréquemment effectuées dans le cadre de contrats passés avec des sociétés privées qui n’ont évidemment pas la moindre vocation philanthropique. Quand, sur le même sujet, partant des mêmes bases, deux chercheurs publient des conclusions radicalement différentes, voire contradictoires, on peut en déduire que l’un au moins a été contraint, on l’espère à son corps défendant, de rédiger un document biaisé. Mais comment distinguer le bon grain de l’ivraie ? Plus que jamais, il faut recouper ses informations et dans le doute, laisser un blanc !
L’Histoire montre que les sociétés humaines n’ont véritablement progressé que pendant les périodes où les connaissances étaient mises en commun, mutualisées, où chacun pouvait s’enrichir du savoir des autres. En France, le siècle des Lumières et les Trente glorieuses, sur des modes différents, en sont d’excellents exemples. Aujourd’hui, la rétention ou la confiscation du savoir deviennent malheureusement la règle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les professeurs de technologie ont de plus en plus de mal à mettre leurs connaissances à jour ; le contenu de leur enseignement devient alors de plus en plus théorique, il s’appauvrit chaque jour un peu plus par rapport à l’« état de l’art » et s’éloigne donc des réalités industrielles.
Une recherche sur l’internet à partir du mot « tribologie » fournit presque exclusivement des liens vers des organismes privés ou publics proposant des formations ou des prestations payantes. Que chacun fasse la petite expérience suivante, juste pour voir :
- Lancer son moteur de recherche préféré sur la piste du mot « tribologie »,
- Explorer les 50 premiers liens (les suivants ne donneront pas grand chose de plus),
- Se donner la peine de réfléchir aux conséquences, en particulier pour le travail des professeurs, de ce qu’il faut bien appeler une véritable confiscation du savoir par un nombre chaque jour plus grand d’organisations mercantiles.
Naturellement, ce problème n’est pas propre à la tribologie mais il prend ici, pour des raisons économiques, une acuité toute particulière.
Le commerce n’existe que par la rareté. Faisons en sorte que l’eau pure devienne rare, ou donnons à penser qu’elle l’est, nous pourrons alors la vendre en bouteilles, après qu’elle aura parcouru, parfois, des centaines de kilomètres. Au besoin, polluons les sources … Cela paraît monstrueux, mais certains l’ont fait !
En transformant le savoir en marchandise, on restreint sa diffusion et finalement c’est le patrimoine intellectuel de l’humanité qui s’appauvrit au lieu de s’enrichir. Les conséquences sont terribles. Ici, on travaille toujours comme au temps de Mathusalem en ignorant qu’il existe des méthodes plus efficaces. Là, on gaspille des heures de travail et de vie pour réinventer l’eau tiède, c’est-à-dire que l’on recommence à grand renfort de crédits des travaux déjà réalisés ailleurs mais restés confidentiels … Là-bas, on forme des spécialistes qui connaissent tout de leur petit domaine mais ignorent l’essentiel de ce qu’ils devraient savoir par ailleurs pour que leur action soit socialement utile. Les fossés se creusent entre les individus, de toutes les façons possibles.
Craignons le temps, peut-être plus proche que nous ne le pensons généralement, où la consommation et la soumission remplaceront la culture et la pensée, dans un système éducatif abandonné par la puissance publique aux griffes des marchands et des organisations religieuses ou sectaires, qui ne manqueront sans doute pas de s’engouffrer dans la brèche récemment ouverte par les accords entre le Ministère français des affaires étrangères et le Vatican (voir le décret paru au Journal Officiel de la République Française, en date du 20 avril 2009, faisant suite aux accords signés le 18 décembre 2008).